Publié le : 02 mars 2016
Source : lemonde.fr
Note de La Plume : si même Le Monde se met à relayer de tels articles, c’est sans doute que la fin du Golem européiste est plus proche qu’on ne le croit (et qu’on ne l’espère) !
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Le projet d’un Etat-providence européen a échoué depuis longtemps. L’Etat-providence existe encore en Europe, mais seulement au pluriel, à l’échelon national et en tant qu’acquis démocratique national. Son remplacement ou même son simple accompagnement par une « dimension sociale » conférée au marché unique, dont Jacques Delors s’était fait l’avocat dans les années 1990, est resté un vœu pieux.
L’idée selon laquelle Margaret Thatcher et les Britanniques en seraient seuls responsables est un mythe de la gauche. En réalité, la participation de l’Etat et des syndicats à la régulation politique du capitalisme relève de traditions qui étaient différentes d’un pays européen à l’autre, et le sont toujours. La cogestion par représentation des salariés dans les conseils d’administration de grandes entreprises, à l’allemande, et la cogestion par occupation de bureaux directoriaux et séquestration de PDG, à la française, ne peuvent être ramenées à un dénominateur commun.
Ce n’est pas en laissant les Britanniques aller leur propre chemin, voire en provoquant leur départ – à supposer que ce soit encore nécessaire – qu’on fera de l’« Europe » un Etat-providence supranational. Un Brexit n’aura même pas pour conséquence de rendre le régime monétaire et fiscal de l’euro plus à gauche ou plus keynésien, c’est-à-dire plus expansionniste. On sait que la Grande-Bretagne n’appartient pas à la zone euro, et n’y appartiendra jamais. La stagnation en Europe du Sud et en France n’est pas le fait de Londres.
Même une coalition des Etats européens du Sud qui, sous direction française, mettrait en minorité l’Allemagne au sein d’un Parlement européen, comme l’ont récemment proposé Thomas Piketty et d’autres, ne parviendrait pas à imposer une politique socialiste dans l’Union européenne. A côté de ce Parlement, qui resterait encore à créer mais qui ne se créera jamais, il y aurait la Banque centrale européenne et la Cour de justice européenne.
Certes, la BCE achète en sous-main la complaisance de certains gouvernements par de nouvelles formes de financement monétaire public. Mais elle s’en tient étroitement à son calendrier de réformes néolibérales, malgré l’absence de mandat politique. Ce faisant, elle n’hésite pas – voir la Grèce – à faire pression sur un gouvernement national démocratiquement élu en lui coupant les vivres.
La Cour de justice européenne, elle non plus, ne se prive pas de s’immiscer dans le jeu démocratique et, en imposant une interprétation extensive des traités, ne renoncera pas à faire prévaloir ses fameuses quatre libertés [qui fondent les traités : libre circulation des personnes, des biens, des services et des capitaux], si besoin aux dépens du droit de grève – pour ne rien dire du droit européen de la concurrence, auquel contrevient son interdiction des aides d’Etat. Cela non plus, les Britanniques n’en sont pas responsables, ou pas principalement : les inventeurs se trouvent en Allemagne.
L’épouvantail européen
Rien d’étonnant si la « ever closer union among the peoples of Europe » (« une union sans cesse plus étroite ») envisagée avec enthousiasme dans les traités européens est entre-temps devenue, partout en Europe, un épouvantail. Sur ce plan, la Grande-Bretagne n’a rien d’une exception. Toute nouvelle avancée possible vers un super-Etat européen, si fédéral soit-il, échouera aujourd’hui sous la pression des électeurs, même là où un référendum n’est pas nécessaire.
Cela vaut aussi pour l’Allemagne – le pays qui donnerait le la dans une Europe unie en un Etat. Il est donc grand temps, penserait-on, et en particulier pour la gauche, de lancer l’indispensable débat sur ce qu’on appelle en jargon bruxellois la finalité du processus d’intégration européenne – et l’exigence britannique d’une redéfinition du rapport entre l’Europe et ses Etats membres aurait pu en être le prétexte idéal.
Mais il ne s’est rien produit de tel. Les eurocrates et les gouvernements qui les soutiennent craignent les débats sur le but dernier de l’intégration européenne comme le diable craint l’eau bénite. S’il fallait encore une preuve de l’impuissance politique auto-imposée de Bruxelles – de la paralysie de la politique européenne prise dans son impasse historique –, ce serait la façon dont ont été reçues les exigences britanniques.
Après les polémiques obligées sur le traitement de faveur que réclament éternellement les Britanniques, alors que toutes les nations européennes rêvent depuis belle lurette d’en réclamer autant, on est passé à la procédure bruxelloise classique : la négociation d’un bon vieux communiqué grâce auquel tous les gouvernements concernés ainsi que l’eurocratie peuvent croire et faire croire qu’ils ont eu gain de cause. L’établissement de tels textes, où de grands thèmes se trouvent émiettés en petits détails technocratiques incompréhensibles pour le profane, est désormais un art développé à la perfection par Bruxelles ; peut-être son seul art et, en tout cas, de loin le plus marquant.
Le problème, qui n’a pourtant jamais gêné les responsables politiques européens, c’est que, régulièrement, l’accord ainsi atteint perd sa substance au bout de quelques mois et exige alors une nouvelle révision collective, une nouvelle pseudo-solution. Mais en attendant, on a obtenu le calme, et tant qu’au round suivant nul ne se souvient du dernier, le travail sur ce qu’on ose appeler l’idée européenne peut tranquillement se poursuivre.
Ainsi a donc été gâchée une nouvelle chance d’échafauder un plan B. Pour que l’Europe soit sauvée, il faudrait qu’un tel plan lève résolument le tabou sur la nationalité, les frontières nationales et les intérêts nationaux. Ce qui, après le naufrage des « illusions delorsiennes », ne devrait pas donner tant de mal à la gauche, elle qui entend défendre l’Etat-providence européen.
L’Europe organisée est condamnée à disparaître, aussi longtemps que le gouvernement allemand, se réclamant du droit européen, peut faire prescrire par Bruxelles à des pays comme la Pologne ou le Danemark une restructuration de leur population par l’ouverture de leurs frontières à des contingents de migrants, contingents calculés en pourcentage d’un chiffre total qui ne cesse de gonfler – simplement pour que l’Allemagne et l’économie allemande puissent ériger leur problème démographique autogénéré en problème européen, et ainsi légitimer sur le plan intérieur la restructuration de leur propre population par une immigration illimitée.
Les peuples européens vivant en démocratie attendent de leur gouvernement qu’il protège leur attachement à l’autodétermination nationale, y compris contre Bruxelles et, dans tous les cas, contre Berlin. C’est pourquoi une politique extérieure intra-européenne qui s’exerce dans le respect de la souveraineté nationale ne saurait être tout bonnement remplacée par une politique intérieure paneuropéenne centralisée.
« Non à un super-Etat, oui à la coopération » : ce slogan, qu’on entend aujourd’hui décliner sous diverses formes dans bien des pays européens, pourrait être une piste – ce qui lui vaut d’être dénoncé comme antieuropéen par les Européens de profession. Mais les grands Etats hétérogènes ne sont pas l’avenir, quoi que nous serinent avec un bel ensemble le philosophe allemand Jürgen Habermas et Peter Sutherland, représentant cosmopolite du capital européen [Irlandais, il est président de Goldman Sachs International].
C’est précisément dans la tradition française qu’on pourrait puiser la formule d’une future Europe, formule ouverte et qui, bien sûr, resterait à développer : l’Europe des patries chère à de Gaulle. Ou l’Europe des patries et des matries, proposerais-je en guise de premier pas vers un rebranding (« un renouvellement d’image ») politiquement correct.
Une occasion manquée
Quoi qu’il en soit, nous ne tarderons pas à payer cette occasion historique manquée. Il est probable que l’accord de Bruxelles avec David Cameron et une partie de son gouvernement ne suffira pas aux électeurs britanniques. Dans ce cas, il faut espérer qu’un retrait de la Grande-Bretagne n’entraînera pas un réveil des fantasmes centralistes d’intégration, une alliance renouvelée entre la gauche européenne et la technocratie européenne.
Il en résulterait plus de résistances encore, non seulement à droite, où le nationalisme est ancré depuis toujours, mais aussi dans la clientèle traditionnelle de la gauche, qui, face à la fusion du vieil internationalisme prolétarien avec le nouvel internationalisme de la finance, n’a plus guère d’autre choix que de rejoindre les partis protestataires, aujourd’hui majoritairement de droite.
Si, pour toute réponse, la gauche persiste à accabler de son mépris culturel ses anciens électeurs et à ne voir en eux qu’un « ramassis » (Sigmar Gabriel, vice-chancelier allemand SPD), l’« Europe », au lieu de se refonder de façon relativement ordonnée, se décomposera chaotiquement par suite de la stagnation économique et d’une immigration illimitée. Une hypothèse rendue plausible par la rigidité des élites européennes, qui est en fait de la lâcheté.
Ce scénario ne serait pourtant pas inévitable. En plein essor à gauche comme à droite, le populisme, comme le désigne péjorativement un centre réduit à peau de chagrin, pourrait juguler l’abstentionnisme qui se développe depuis plusieurs décennies dans les démocraties européennes. Les gouvernements, eux, pourraient réagir en fermant un peu plus les voies décisionnelles, pour prémunir leurs certitudes politiques contre ceux à qui elles ne disent plus rien. Mais il n’est pas sûr que cela fonctionne, et alors se ferait peut-être jour la possibilité – et d’ailleurs la nécessité – d’une reconfiguration par le bas des chances de participation démocratique.
On en trouverait de premiers exemples en Grande-Bretagne, justement, avec l’élection de Jeremy Corbyn à la tête d’un Labour Party renouvelé, mais aussi le référendum organisé par le gouvernement Cameron pour damer le pion à l’UKIP (parti britannique antieuropéen) et autres. La nouvelle vague de participation démocratique dont l’Europe a besoin ne peut s’amorcer ni sur un mode supranational ni au sein d’institutions conçues ou réaménagées par les Juncker et les Draghi de ce monde pour servir leurs propres buts et les intérêts qu’ils représentent.
La démocratie ayant besoin d’air pour respirer, il faut pourtant aussi une réforme de l’Europe supranationale. La renégociation du rapport entre l’UE et la Grande-Bretagne, qui serait à l’ordre du jour après un éventuel Brexit, en offrirait une nouvelle occasion, peut-être la dernière. La pression autoritaire exercée par la Cour de justice de l’UE pour imposer la libéralisation devrait notamment être contrée par un renforcement des Parlements nationaux, et la BCE, désormais cantonnée dans ses tâches fondamentales, devrait renoncer, tout comme la Commission, à vouloir prescrire aux Pays membres leur politique budgétaire, par exemple.
Si cela n’allait pas, il faudrait envisager rien de moins qu’un rétablissement partiel et coordonné de la souveraineté monétaire dans les pays européens qui subissent l’euro. En comparaison, la querelle sur les réfugiés ne serait plus qu’une bagatelle.
(Traduit de l’allemand par Diane Meur)
Wolfgang Streeck (Sociologue de l’économie et professeur à l’université de Cologne)