Publié le : 15 mai 2016
Source : cercledesvolontaires.fr
Hier se tenait l’édition 2016 du concours de l’Eurovision. Comme d’habitude, les chansons présentées étaient assez médiocres, presque toutes écrites dans le même anglais d’aéroport, et l’événement en soi avait peu d’intérêt. Pourtant, il s’y est passé quelque chose de notable : les peuples et le jury ont voté très différemment, pour des raisons qui semblent politiques. En effet, le vainqueur désigné fut l’Ukraine, avec un total de 534 votes pour la chanson 1944 de Jamala à propos de la déportation des Tatars de Crimée par l’Union Soviétique au cours de l’année éponyme… dans un contexte de tensions entre l’Ukraine et la Russie autour, précisément, de la Crimée.
Mais examinons de plus près les résultats :
Comme on peut le constater sur ce graphique, si l’Ukraine a bel et bien remporté le plus de points au total, le gagnant du concours par classement populaire est… la Russie ! Celle-ci n’a cependant obtenu que 130 points du jury, tandis que l’Ukraine en a remporté 211. Il est difficile de ne pas voir là un choix politique de la part du jury, qui est d’autant plus cocasse que le pays qui a obtenu le plus de votes (12) de la part des téléspectateurs ukrainiens est… encore la Russie (1). Le jury est semble-t-il plus royaliste que le roi. Il a par ailleurs été très généreux envers Israël, et très dur pour la Pologne. Faut-il y voir une réaction à l’accession au pouvoir du parti Droit et Justice (Prawo i Sprawiedliwość) en Pologne, tant décrié en Europe occidentale ? Évidemment, il est difficile de lire dans les pensées des membres du jury (désignés dans chaque pays par la chaîne de télévision disposant des droits de diffusion du concours) mais la disproportion entre le vote des téléspectateurs et celui du jury est tout de même troublante. Il est possible que l’explication soit au moins partiellement à aller chercher de l’autre côté : peut-être les diasporas russe et polonaise se sont-elles montrées plus actives que les autres, et beaucoup plus actives que la diaspora ukrainienne, pour une raison qui nous échappe. Quoi qu’il en soit, cette chanson politique de la candidate ukrainienne a eu beaucoup de succès auprès du jury.
Pourtant, les règles du concours stipulent assez clairement que les chansons politiques sont interdites :
« The lyrics and/or performance of the songs shall not bring the Shows, the Eurovision Song Contest as such or the EBU into disrepute. No lyrics, speeches, gestures of a political or similar nature shall be permitted during the Eurovision Song Contest. No swearing or other unacceptable language shall be allowed in the lyrics or in the performances of the songs. No messages promoting any organisation, institution, political cause or other, company, brand, products or services shall be allowed in the Shows and within any official Eurovision Song Contest premises (i.e. at the venue, the Eurovision village, the Press Centre, etc.). A breach of this rule may result in disqualification ».
Manifestement, les responsables de l’Eurovision ont jugé que cette chanson n’était pas politique. La presse, elle, n’est pas du même avis. Certes, tout ceci est bien trivial, mais c’est aussi l’illustration de la déconnexion entre les peuples et les « élites » désignées. On l’a vu avec le référendum sur le traité constitutionnel de l’Union Européenne comme on le voit dans un concours de chant. La vraie démocratie serait-elle effrayante au point de chercher à la tenir éloignée, même à l’Eurovision ?
Mise à jour du 18 mai 2016 : Dans un article du 13 mai 2016, dont nous venons de prendre connaissance, le Mirror expliquait, citant une source au sein de l’Eurovision, que l’Union européenne de radio-télévision « savait à quel point une victoire de la Russie serait impopulaire, et ferait tout pour aider les autres favoris à remporter la victoire ».
Alexandre Karal
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1) Les téléspectateurs russes ont d’ailleurs (presque) renvoyé l’ascenseur en attribuant 10 points à l’Ukraine. Sans doute faut-il y voir un signe que l’inimitié entre les responsables politiques ne se retrouve pas forcément dans les peuples. Le Telegraph a produit un outil de visualisation des résultats assez utile.