Publié le : 28 mai 2016
Source : comite-valmy.org
« Run, Bernie, run as independant », tweetait donc Donald Trump à son improbable concurrent démocrate Bernie Sanders, 74 ans, le 26 avril dernier. « Avez-vous le sentiment d’avoir été traité loyalement par le parti ? » lui demandait alors le journaliste Chuck Todd, directeur du département politique de NBC News. « Non », répondait Sanders, « Mais regardez, nous prenons la main sur l’establishment. Clairement. Le fait est, et c’est clair pour moi, que nos débats ont été programmés à des heures où l’audience était minimale, etc. etc. C’est comme ça que ça se passe. Mais nous savions que nous prenions le pas sur l’establishment. Et voilà où nous en sommes. Nous ne nous plaignons pas » (1). Et le 26 mai, le New York Times nous apprenait qu’un sondage du Public Policy Institute montrait qu’Hillary Clinton ne menait contre Sanders « en Californie, Etat le plus peuplé et qui paraissait jusqu’il y a peu lui être fortement favorable », que de deux points (46% contre 44%) « dans la marge d’erreur ». Le même institut la donnait à 48% contre 41% en mars dernier (2).
Dans cette campagne étonnante des primaires américaines, plus rien ne paraît donc impossible – même une candidature indépendante de Bernie Sanders qui ne paraît pas en position de remporter l’investiture démocrate. D’autant, confirme Le Monde, que la candidate démocrate continue de traîner derrière elle des affaires embarrassantes, dont celle de ses e-mails : « Mercredi 25 mai, le Washington Post a révélé le contenu d’un audit indépendant demandé par le département d’Etat, à propos du dossier controversé du serveur et de l’adresse privée utilisés par la favorite de la course à l’investiture démocrate lorsqu’elle dirigeait la diplomatie américaine, de 2009 à 2013. Ses conclusions sont cruelles et affaiblissent la ligne de défense de l’ancienne First Lady » (3). Suit la description de ce qu’elle aurait dû faire, de ce qu’elle n’a pas fait – toutes sortes de reproches et de manquements, y compris pour son peu d’honnêteté, qui nous paraissent, vus de ce côté de l’Atlantique, peut-être obscurs mais comptent fortement dans le contexte de juridisme américain et dans l’esprit des électeurs.
Et le temps ne paraît plus être à tourner en dérision les deux candidats hors norme que sont Donald Trump et Bernie Sanders pour certains observateurs américains, dont Richard Fontaine, patron du Center for a New American Policy et ancien conseiller de McCain en 2008 et le journaliste politique Robert D. Kaplan. Qu’est-ce qui nous intéresse dans l’analyse qu’ils ont livrée en commun le 23 mai dernier à Foreign Affairs ? (4). Qu’ils se penchent sans mépris sur le grand mouvement qui chamboule la société américaine – où est notre place ? celle du pays dans le monde ? – et donc sur la manière dont les deux candidats concevraient la politique étrangère des Etats–Unis en cas de victoire, un aspect qui intéresse le « reste du monde » dont les Européens. « Les élites de la politique étrangère américaine se sont trouvées aussi désorientées par la montée des espoirs présidentiels de Donald Trump et de Bernie Sanders que tout un chacun ». Mais, ajoutent-ils en se fondant sur les résultats d’une étude du Pew Research Center (5), si « Trump et Sanders remettent en question les bases de ce qui a fondé la politique extérieure et intérieure américaine depuis des dizaines d’années », il ne faut pas s’y tromper : « Bien qu’il soit trop tôt pour déterminer le résultat de l’élection, il est d’ores et déjà clair que le succès du prochain gouvernement au plan mondial sera conditionné par une lecture correcte de l’état d’esprit (de la population) à l’intérieur (des Etats-Unis) ».
Si nos deux analystes utilisent le mot « populisme », sans définition plus précise, pour nommer ce mouvement viscéral de l’opinion, ils en expliquent en toute neutralité les ressorts : l’état d’esprit qui prévaut aujourd’hui dans la population aux Etats-Unis, tel que l’ont compris Trump comme Sanders, est alimenté par « un désir ardent pour la restauration d’une classe moyenne, le sentiment profond d’une insécurité économique croissante, une colère devant la stagnation des salaires et l’inégalité qui s’accroît. Cette humeur sombre induit des implications sérieuses en matière de politique étrangère, un élément que le prochain président serait bien avisé de prendre en compte. Il sera impossible de tourner simplement la page de la campagne présidentielle 2016 sans d’abord prendre la mesure des forces populistes qui ont déjà fait de cette année une page pour les livres d’histoire ». Notons en effet que l’idée d’égalité entre des individus libres d’accéder à la réussite d’où qu’ils partent est l’un des fondements du « rêve américain » – une idée ancienne qu’ont d’ailleurs ramenée avec eux les soldats de Rochambeau de retour dans les années 1780 des Treize colonies américaines qu’ils avaient aidées à se libérer des Anglais, une idée que partagent, depuis leur propre Révolution, les Français – une remarque qui n’a rien d’anodin. Et que, si l’on en croit le travail d’Emmanuel Todd sur les systèmes familiaux, les notions d’égalité et d’importance de l’individu sont constitutives de la structure même de la société américaine – quand d’autres types de sociétés privilégient le groupe, ou la communauté, en tolérant l’inégalité des individus (Allemagne, Japon).
Or quelles conditions les Américains sondés par Pew considèrent-ils comme nécessaires ?
« La nouvelle étude, conduite du 12 au 19 avril auprès de 2008 adultes, montre que le public demeure réservé sur l’engagement mondial » de leur pays. Cette réserve inclut « la participation américaine à l’économie mondiale. Presque la moitié des Américains (49%) disent que l’engagement de leur pays dans l’économie globalisée est une mauvaise chose parce que cela fait diminuer les salaires et coûte des emplois ; un nombre moindre (44%) est d’avis contraire parce que (cet engagement) ouvre de nouveaux marchés et des opportunités de croissance » – les Républicains étant plus réservés que les Démocrates (55% contre 44%). Or, nous disent nos deux analystes pour Foreign Affairs, « les deux candidats ont dirigé leur puissance de feu la plus féroce contre le commerce international. Pour Donald Trump, le NAFTA (traité de libre-échange Nord Américain, ALENA) a ‘détruit comme nous le savons notre pays’, et dans l’esprit de Bernie Sanders, le Trans-Pacific Partnership (TPP) ‘ est un accord commercial désastreux destiné à protéger les intérêts des plus grandes multinationales au détriment des travailleurs, des consommateurs, de l’environnement et de la démocratie américaine ». De même, remarquent-ils encore, « Hillary Clinton et Ted Cruz se sont-ils fortement opposés au TPP ». Cette aversion pour le « globalisme » touche aussi au domaine militaire. Comme Pew le montre, « la majorité des Américains disent qu’il serait préférable que les Etats-Unis s’occupent de leurs propres problèmes et laissent les autres pays s’occuper des leurs du mieux qu’ils le pourront ».
Sans surprise, et parce qu’ils accompagnent cette humeur, « Sanders et Trump ont tous deux critiqué la guerre de Bush en Irak, l’intervention d’Obama en Libye, et la notion de ‘regime change’ pour promouvoir la démocratie à l’étranger ». On comprend pourquoi Hillary Clinton « a été sur la défensive pendant sa campagne, à la fois pour avoir voté au Sénat pour autoriser la guerre en Irak et pour son soutien à une intervention humanitaire en Libye ». Plus d’interventions tous azimuts, soulignent encore Richard Fontaine et Robert Kaplan, un renforcement de la défense certes, des Etats-Unis plus forts parce qu’ils pressentent que leur pays est moins important et influent qu’il y a dix ans, mais « les Américains veulent être sûrs que leurs leaders ne s’engageront pas dans des aventures militaires coûteuses sans que l’enjeu n’en soit nettement un intérêt national bien défini ». Et si les remèdes proposés par les deux ‘outsiders’ peuvent être considérés comme inadéquats, « leur diagnostic de l’humeur nationale et de ce que souhaitent les Américains est largement correcte ». Fatigués « des guerres sans fin, méfiants envers le ‘business’ et les élites gouvernementales », et, ajouterons-nous, bousculés dans ce qui faisait le fondement de leur sécurité personnelle et de leur confiance, les Américains ont au fond pris la parole contre l’ensemble des médias et de l’establishment politique Républicain et Démocrate en adoubant, des deux côtés, ceux, extraordinairement vivants chacun à sa manière, qui ont été capables de porter leur voix.
« Ces sentiments ne disparaîtront pas en une nuit, quel que soit le président élu ».
Bien sûr, ajoutent nos analystes, « quelques-uns des plus grands présidents ont canalisé les forces du populisme – cependant plus dilué – en une source de renouveau national (…). Mais cela ne commencera qu’avec une reconnaissance que les mouvements de fond qui ont rendu 2016 unique dans les annales de la politique américaine ne seront pas bientôt du passé mais plus vraisemblablement un prologue ». Prologue ? Prélude à une pièce dramatique, dit le Littré. Ou encore, dans le théâtre grec, première partie de l’action avant le chant du chœur. Et quelle puissance dans ce prélude ! Qui peut imaginer l’arrêter ? La pièce qui s’ouvre ainsi va permettre de poser quelques questions fondamentales en démocratie pour les temps qui viennent : une société est–elle faite pour assurer le bonheur de tous, comme le voulaient, des deux côtés de l’Atlantique, Américains et Français à la fin du XVIIIe siècle, ou sacrifierait-elle ses enfants au bénéfice de quelques-uns ou à la conception désincarnée de puissance ? Réfléchissons, on a déjà vu des establishments qui se pensaient intouchables renversés, voire pire.
Parce que la question se pose partout, aux Etats-Unis comme en Europe.
Hélène Nouaille
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1) Time, le 26 avril 2016, Tessa Berenson, Donald Trump Suggests Bernie Sanders Run as an Independant
http://time.com/4308124/donald-trump-bernie-sanders-independent/
2) The New York Times, le 26 mai 2016, Adam Nagourney et Nick Corasaniti, California up for Grabs, Polls find, as Clinton and Sanders Battle
http://www.nytimes.com/2016/05/27/us/politics/clinton-sanders-california-poll.html ?_r=0
3) Le Monde, le 26 mai 2016, Gilles Paris, L’affaire des e-mails d’Hillary Clinton ressurgit
http://www.lemonde.fr/ameriques/article/2016/05/26/l-affaire-des-e-mails-de-hillary-clinton-resurgit_4926527_3222.html
4) Foreign Affairs, le 23 mai 2016, Richard Fontaine et Robert D. Kaplan, How Populism Will Change Foreign Policy
https://www.foreignaffairs.com/articles/2016-05-23/how-populism-will-change-foreign-Policy
5) Pew Research Center, le 5 mai 2016, Widespread Uncertainty About America’s Place in the World
http://www.people-press.org/2016/05/05/public-uncertain-divided-over-americas-place-in-the-world/
La lettre de Léosthène, le 28 mai 2016, n° 1117/2016
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