Publié le : 17 novembre 2016
Source : lepoint.fr
Le matraquage médiatique à grande échelle n’aura donc pas suffi. Une fois encore, comme au Royaume-Uni, comme peut-être très bientôt en France, le scénario politique présenté comme évident, « naturel » et surtout consensuel a été déjoué par la mobilisation inattendue d’une frange de la population américaine (pas seulement blanche d’ailleurs) décidée à risquer un changement politique aléatoire mais drastique, plutôt que de subir l’indifférence grandissante d’élites qui prétendent la représenter. Si l’Europe ne prend pas garde à ce nouveau coup de gong et ne se décide pas à traiter enfin avec courage et détermination les enjeux identitaires et sécuritaires qui minent notre ensemble continental, c’est la France, l’Italie, l’Autriche, la Grèce, les Pays-Bas, la Hongrie et d’autres peuples inquiets qui, demain, poussés par des leaders populistes dangereux, pourraient décider de fuir un ensemble économique qui ne fait plus ni corps ni sens.
C’est le grand paradoxe européen : pour sauver l’Europe, il faut cesser de postuler son unité et de nier sa complexité culturelle et oser renforcer les spécificités nationales – donc politiques et souveraines – de ses membres, précisément pour consolider son identité collective. Cela signifie assumer notre histoire, nos origines – en l’espèce chrétiennes -, protéger strictement nos frontières, affirmer et faire respecter des conditions de séjour et de comportement qui nous préservent d’un délitement identitaire sinon inéluctable. Du bon sens en somme. Mais cet impératif est contraignant et potentiellement impopulaire. Alors, nos dirigeants, nationaux et européens, préfèrent nier l’évidence et procrastiner. Ils préfèrent mentir en somme à leurs mandants en leur expliquant, par exemple, que la crise des migrants est exceptionnelle, provisoire, et qu’elle sera bientôt réglée une fois pour toutes. Contre toute évidence. Les projections démographiques de l’Afrique, jointes au chaos global, rendent certain un déferlement continu de populations déshéritées vers l’Europe.
Un « game changer » tonitruant
Le courage politique est donc en voie de disparition, comme l’espèce « homme d’État » d’ailleurs, et l’Europe cyclopéenne préfère voir la paille du fantasme de « l’agression russe » plutôt que regarder en face la poutre de sa propre pusillanimité. Dans ce contexte, l’élection de Donald Trump nous trouve comme pétrifiés d’une terreur… ridicule. Ses emportements de campagne sont pris pour argent comptant. Le chef de l’Otan le rappelle aux responsabilités de l’Amérique envers ses alliés atlantiques, comme s’il allait mettre à bas l’Alliance. La ministre allemande de la Défense exprime son inquiétude appuyée, et notre président – qui n’a pas même jugé bon de prendre contact avec lui ou son entourage en amont de l’élection et le trouve « vulgaire » dans son livre de confidences suicidaires – parle « d’une ère d’incertitude » et attend des « éclaircissements » de sa part sur les grands thèmes de la coopération bilatérale… Pathétique.
Bref, au lieu de prendre la mesure de l’effet de réalité majeur que vient de produire cette élection, chacun en Europe fait mine de voir le monde vaciller. En Europe seulement, doit-on observer. Car une grande partie du reste du monde paraît plus placide, voire carrément enthousiaste devant ce game changer tonitruant. Les principales démocraties européennes craignent en fait de se voir bientôt désavouées par la nouvelle administration américaine, notamment au Moyen-Orient et vis-à-vis de la Russie, là-bas et en Ukraine… Comme si le futur président allait pouvoir défaire les fondamentaux d’une politique nationale qui perdureront d’une façon ou d’une autre. Le président n’est pas libre de faire ce qu’il veut aux États-Unis. Bien moins qu’en France en tout cas… Son entourage futur sera dirimant, notamment pour la part qu’y prendront sans doute quelques conseillers néoconservateurs forcenés, qui vont chercher à orienter ses décisions selon les vieilles lignes interventionnistes, et à revenir sur certaines prises de positions « trumpiennes » innovantes de la campagne, au premier chef, celle d’un « reset » de la relation avec la Russie. Le risque est grand, à vrai dire, que Donald Trump se laisse trop « environner » et in fine contrôler par ce type de meute. L’apaisement du monde en pâtirait. La victoire d’Hillary Clinton, elle-même fermement tenue par des conseillers qui n’ont de démocrates que le nom, aurait en effet probablement pu conduire à une phase belliqueuse ouverte avec Moscou voire Téhéran pour faire oublier, en nourrissant le chaos moyen-oriental, le véritable concurrent infiniment plus coriace que constitue Pékin pour Washington…
Discours pragmatique
En conséquence, sauf à vouloir poursuivre le démantèlement des grands États laïcs du Moyen-Orient et des doubles jeux dramatiques pour notre sécurité intérieure à nous, Européens, comment ne pas se réjouir de l’attitude pragmatique et ouverte du « Deal maker » Trump envers Vladimir Poutine, et des possibilités qu’elle offre de convergences opérationnelles et diplomatiques face au terrorisme islamiste ? Il semble d’ailleurs qu’un tel accord soit en train de se mettre en place entre Washington, Moscou et Ankara en Syrie et en Irak. Les zones d’influence respectives de ces grands acteurs se précisent dans ces deux pays et pourraient bien favoriser enfin l’amorce d’un règlement politique réaliste. Le discours pragmatique de Trump pendant la campagne sur l’indispensable dialogue avec Moscou constitue donc une rupture intellectuelle fondamentale et féconde avec l’indécrottable « esprit de guerre froide » qu’appuyait sans vergogne Madame Clinton et qui fait le jeu de nos ennemis communs.
De la même façon, il semble bien naïf de voir dans les prises de position du nouveau président un appel à l’isolationnisme. Donald Trump paraît surtout avoir une vive conscience du lien premier existant entre la solidité intérieure d’une nation aux plans économique et social, et sa capacité à projeter la puissance et l’influence américaines à l’extérieur. La puissance marche sur deux pieds. Cette volonté de recentrage sur « l’America first » via une politique de grands travaux notamment est somme toute très saine. Nous pourrions nous en inspirer… La société américaine divisée, fracturée, doit d’abord se consolider plutôt que de se perdre dans des engagements extérieurs dispendieux et infructueux ? Du bon sens, encore une fois. Cela ne veut nullement dire qu’elle se retire des affaires du monde, mais qu’elle entend les traiter de manière pragmatique et sur la base de la multipolarité de fait du nouveau monde. « Nation indispensable » toujours sans doute, du moins à ses propres yeux, mais pas forcément aux dépens de tous.
Quitter le monde des Bisounours
Alors, que risque-t-on en fait, à explorer, avec ce nouveau président américain, les possibilités d’un tel rééquilibrage ? Que risque-t-on à lui faire confiance ? De toute façon, notre monde se noie et l’Occident est à la manœuvre de ce naufrage. Il est urgentissime de « faire du neuf », d’innover au plan stratégique, de revenir au réalisme pragmatique aussi. Comment ne pas voir que l’ingérence occidentale ethnocentrique et l’exercice du devoir autoproclamé de « protection des populations » sont en échec patent et font beaucoup, beaucoup de morts depuis bientôt 30 ans ! il faut enfin quitter le monde des Bisounours, en finir avec des utopies mortelles pour nous et les autres, et engager une révolution stratégique française et européenne.
L’Amérique de Trump peut nous y forcer. Cette élection est donc une opportunité inespérée pour l’Europe de sortir du piège stratégique dans lequel sa faiblesse consentie et son suivisme l’ont entraînée. La « fraîcheur » paradoxale du nouveau président – je ne parle pas de son sexisme ou de ses innombrables outrances, mais précisément de son inexpérience gouvernementale et diplomatique – nous offre une occasion unique de réfléchir autrement. Si nous nous y refusons, nous resterons congelés sur la banquise de nos peurs artificielles, irrationnelles, de nos certitudes dépassées, de nos visions rétrogrades qui nous font perdre un temps précieux et servent nos véritables ennemis.
Enfumage démagogique
Seuls les peuples ayant l’âme politique et des dirigeants courageux animés par une vision stratégique nationale survivront dans le nouveau monde. Il faut donc cultiver et nourrir en eux la fibre politique et patriotique. Un patriotisme, faut-il le rappeler, qui ne se confond évidemment pas avec le nationalisme. Il faut leur permettre de développer leur esprit critique, leur discernement, pour exercer à bon escient leurs droits et voter en conscience et en connaissance de cause. C’est cela, la démocratie. C’est cela d’abord, l’État de droit ! Le reste, c’est de l’enfumage démagogique d’électeurs désinformés sous prétexte « d’identité heureuse » et autres billevesées à mille lieues d’un réel trop inquiétant. Nos concitoyens peuvent tout comprendre. Ils le doivent pour vivre mieux ensemble, et surtout pour reprendre confiance dans leurs élites politiques discréditées, car « hors-sol ». L’économisme béat sui generis n’est pas une politique, ni pour l’Europe ni pour la France. Il faut redécouvrir la puissance de l’État. Un État retaillé, remusclé, affiné et ramassé sur ses fonctions régaliennes productrices de cohésion, d’efficacité et d’espérance pour notre nation, dans un monde brutal où la faiblesse politique, le renoncement culturel et la naïveté géopolitique sont des plaies mortelles.
Les relations internationales ont besoin d’une refondation en profondeur sur un double socle réaliste et éthique, de retrouver un cadre de jugement et d’action en matière diplomatique qui soit légitime et accepté par tous. On en est très loin. L’interventionnisme moralisateur des années 1990 et 2000 a provoqué des désastres insondables et manqué son objectif affiché d’une démocratisation du monde. Dans la foulée de la fin de la guerre froide et d’interventions militaires intempestives, la décrédibilisation accélérée de l’ONU – et de ses principes structurants tels que l’intangibilité des frontières ou la non-ingérence dans les affaires intérieures des États – a permis des coups de force et des fiascos stratégiques aux conséquences humaines tragiques. Il faut sortir de cette impasse. La France a ici un rôle éminent à jouer. Si elle cesse de vendre son âme pour un plat de lentilles, de prendre parti dans des querelles confessionnelles ou politiques qui ne sont pas les siennes, et si elle s’emploie à consolider les États, en premier lieu le sien, au lieu de fomenter leur abaissement sans même mesurer « l’effet boomerang » sanglant de cette politique inconséquente sur son propre territoire.
Caroline Galactéros