Publié le : 24 février 2017
Source : lefigaro.fr
A Londres, Emmanuel Macron a déclaré : « L’art français, je ne l’ai jamais vu ». Pour la philosophe Bérénice Levet, le candidat d’En Marche révèle par cette formule qu’il est le héraut d’un multiculturalisme postnational.
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FIGAROVOX. – Après avoir déclaré à Lyon qu’« il n’y avait pas de culture française » car les cultures sont « plurielles », Emmanuel Macron, en visite à Londres, a surenchéri: « L’art français, je ne l’ai jamais vu ». Avez-vous déjà vu l’art français ?
Bérénice LEVET. – Assurément. On ne se contentera pas d’égrener quelques noms mais malgré tout, donnons de la chair à cette réalité bien vivante qu’est l’art français. Il s’incarne dans les œuvres de Nicolas Poussin, Watteau, Fragonard, Ingres, Delacroix, Monet, Cézanne, Vuillard, Bonnard, Nicolas de Staël, Picasso.
Je conseillerai à Emmanuel Macron, notamment si l’élection présidentielle interrompait sa marche ou plutôt sa fuite en avant, – ce que l’on ne peut qu’espérer pour la France car confier ses destinées à un homme qui nie qu’elle ait quelque identité culturelle serait fort inquiétant , nous y reviendrons sans doute -, je lui conseillerai donc d’aller visiter le musée du Louvre, les salles du département des peintures françaises du XVIIe siècle, il y découvrira l’esthétique classique qui fait la spécificité des peintres de Louis XIII et de Louis XIV ; celles du XVIIIe qu’il gagnera à visiter escorté par les salons de Diderot.
Il y a une unité et une continuité, une sorte de fil qu’on peut dévider depuis Fouquet jusqu’à Balthus. L’art français, écrit l’historien d’art André Chastel, « se tient à bonne distance de l’extravagance et du ‘’visionnaire », l’émotion forte n’est pas leur fait. Le lyrisme est toujours un peu bridé (…) les troubles de l’émotion sont toujours filtrés à travers l’élégance rêveuse ou la dignité du ton ».
Être français, soit dit en passant, devrait signifier se sentir les obligés de cette passion de la forme. Nietzsche a magnifiquement résumé l’esprit du XVIIe siècle qu’il admirait tant: ne jamais se laisser aller, même seul avec soi-même.
Cette peinture, son esthétique fait écho à notre philosophie, notre littérature, nos jardins dits précisément « à la française »: Descartes, Corneille, Racine, La Fontaine, Bossuet, Le Nôtre forment une seule et même constellation.
Quels rapports existent entre l’art et la nation?
Il n’est pas en France, de Tintoret, de Füssli, de Goya et, puisque M. Macron était en Angleterre, citons des peintres anglais, il n’est pas de Hogarth, pas de Gainsborough. Et c’est cela qui est exaltant, chaque esthétique nous dévoile, nous découvre, nous révèle des aspects du réel qui, lui, nous est commun.
Ce qu’ignore sans doute plus que tout Emmanuel Macron, c’est que les peintres eux-mêmes se sont plu à exalter notre drapeau tricolore. Dans Les couleurs de la France (Éditions Hoëbeke) , un ouvrage collectif consacré au drapeau français, paru en novembre 2016 mais passé quasi inaperçu – comme si un an après les attentats islamistes du Bataclan et des terrasses de café, brandir l’étendard national n’était plus de mise -, je recommande au candidat d’En Marche, là encore de s’arrêter et de lire l’essai de Jérôme Serri, « Le drapeau célébré par nos plus grands peintres »: « Il se pourrait bien, écrit l’ancien directeur du Fonds Régional d’Art Contemporain, que notre pays soit le seul au monde à posséder un drapeau dont la signification emblématique serait double. Symbole d’une révolution politique, il pourrait l’être d’une autre révolution, esthétique celle-là », hypothèse que l’auteur s’emploie à établir à travers une centaine de tableaux, depuis les impressionnistes jusqu’à Picasso.
On rappellera également, et l’exposition Chtchoukine qui se tient actuellement à Paris en offre une remarquable illustration, que Paris a été au XIXe siècle le lieu de révolutions picturales décisives pour tout l’art du XXe siècle, révolution de la couleur et de la lumière avec les impressionnistes, et révolution de la couleur et de la forme avec Cézanne. Malraux le rappelait, Au XVIIe siècle, les peintres faisaient le voyage de Rome. À la fin du XIXe et au début du XXe, tous feront celui de Paris.
Attention, qu’on ne mésinterprète pas mon propos. L’art, le grand art, a une portée universelle, il n’est pas le produit des lieux qui l’ont vu naître ; le peintre, le grand peintre n’est pas l’instrument par lequel le génie d’une nation s’exprimerait. C’est l’inverse qui est vrai, c’est dans les œuvres d’art que nous prenons conscience de nous-mêmes, de ce qui fait l’identité d’un peuple.
Jean-Jacques Aillagon a pris sa défense dans Le Figaro en remarquant: « Jean-Baptiste Lully n’est-il pas Florentin ? Une grande partie de la grande aventure de l’art français du XXe siècle n’a t-elle pas été accomplie par des étrangers ? (…) Cette prodigieuse diversité ne nous vient pas seulement des horizons lointains du monde ». Cet argument est-il valide?
Non, cet argument n’est en rien valide. Assurément Chagall, Nicolas de Staël, Brancusi sont-ils des émigrés, mais lorsqu’ils choisissent de rejoindre Paris et nulle autre capitale, c’est l’admiration qui les meut. Paris s’impose alors, je l’ai dit, comme le lieu le plus favorable à l’exercice de leur art, elle a été la capitale des arts au XIXe siècle, avec l’impressionnisme, elle est le lieu de la révolution de la couleur, de la lumière, Manet, Monet, Renoir renouvellent notre appréhension du réel – qu’on relise Proust, et ce que le narrateur doit au peintre Elstir – et Cézanne vint, dont tous les courants picturaux du XXe siècle sont issus.
Le point essentiel ici, que Jean-Jacques Aillagon et Emmanuel Macron acquis à l’idéologie multiculturaliste ne parviennent plus à penser, est que ces peintres ne viennent pas «enrichir de leurs différences» l’art français, ils viennent s’en nourrir et aspirent à lui donner une suite. Les vertus d’humilité et de fidélité à une histoire sont premières chez les grands artistes. Ils se sentent d’abord les obligés des morts. « Ce sont nous, les peintres, disait Picasso, les vrais héritiers, ceux qui continuent à peindre » et il ajoutait: « un peintre a toujours un père et une mère, il ne sort pas du néant ». Le dogme d’une créativité originelle leur est parfaitement étranger. Ils copient Poussin, Delacroix, Cézanne afin de pénétrer le secret de leur art, d’en déchiffrer l’énigme et c’est dans la confrontation avec les maîtres qu’ils découvrent leur originalité, si originalité il y a. Car contrairement à ce que l’égalitarisme contemporain veut nous faire accroire, le don de l’art est extrêmement rare.
À travers ces remarques, Emmanuel Macron ou ses proches ne font-ils pas le procès de l’assimilation et n’ouvrent-ils pas la voie au multiculturalisme ?
Emmanuel Macron est totalement acquis à la conversion de la France au multiculturalisme. Même s’il n’utilise pas le mot, ses déclarations sur la culture, sur l’art sont éloquentes.
On pourrait les attribuer à de l’ignorance. Tellement infatué de lui-même, Emmanuel Macron ne se rendrait pas même compte qu’il laisse s’écailler le vernis de l’homme cultivé, philosophe, dont il aime à se recouvrir. Mais non, son propos est idéologique. Il sait ce qu’il fait. La France n’a pas d’identité, dit-il, elle n’est qu’un contenant.
Il entend présider aux destinées de la France mais notre nation lui est parfaitement indifférente. Ne nous laissons pas duper: c’est en touriste qu’il se réfère à Jeanne d’Arc, le passé ne l’oblige à rien. Il est résolu au contraire à couper les fils qui nous y relient encore, où il ne voit qu’entraves. Il est le candidat du postnational. Il a programmé l’obsolescence de la France, de la forme de vie proprement française.
On reproche à Emmanuel Macron de n’avoir pas de programme, mais que nous importe ? Nous savons parfaitement dans quel monde il entend nous faire vivre. Il s’agit pour lui, d’« adapter la France à la marche du monde ». Ce mot d’adaptation est redoutable : il signe la reddition avec ce que nous sommes, avec les exceptions françaises. Emmanuel Macron cite René Char mais il désarme tout esprit de résistance. Hannah Arendt parlait d’une « dégradante obligation d’être de son temps ».
Être adapté à la marche du monde, exhorte E. Macron, c’est-à-dire à l’ultralibéralisme économique – l’ubérisation de tous les secteurs d’activité est son projet, la flexibilité, la précarité, l’instabilité son programme – mais non moins à l’ultralibéralisme dans le domaine des mœurs. La France sera parfaitement « adaptée » lorsqu’elle aura libéralisé la GPA, et autorisé la PMA pour tous, lorsque l’école ne sera plus du tout une école des savoirs – qui sont autant d’entraves à la maniabilité, à la flexibilité – mais, docile aux injonctions de l’O.C.D.E. et de son test PISA, des « compétences ». Il est le candidat de la vie liquide telle que décrite par le philosophe Zygmunt Bauman.
Adaptation parfaite enfin, lorsque la France sera définitivement convertie au multiculturalisme, de là ses déclarations sonores et répétés sur la culture et l’art français qui n’existeraient pas, autrement dit, lorsqu’elle ne sera plus qu’une mosaïque de communautés vivant les unes à côté des autres, chacune selon ses mœurs, son calendrier et sous l’autorité, pour les unes des salafistes et des Frères musulmans. Les mœurs françaises, la religion catholique, ne seront plus que des composantes parmi d’autres d’un pays qu’on continuera, par pur nominalisme, d’appeler la France. L’identité française s’épuiserait dans la reconnaissance des droits de l’individu, et, bien entendu, de ses crimes !
Sa vision du monde est purement économique. Il envisage notre nation comme une start-up qui aurait besoin d’avoir à sa tête un jeune cadre supérieur, dynamique, souriant, « sympa », ouvert, accueillant.
On le prétend neuf, il incarnerait le renouveau mais il ne propose qu’une chose: parachever le processus bien en cours de déstructuration, de décomposition de la France selon le mot de Malika Sorel.
N’est-ce pas un constat trop pessimiste ?
Sans vouloir dramatiser à l’excès, la situation de la France est grave. Ces élections présidentielles sont les premières après les attentats qui nous ont frappés depuis 2015 et tout se passe comme s’ils n’avaient pas eu lieu. Les études, les témoignages se multiplient confirmant ce que François Hollande, réservant ses assauts de lucidité à ses visiteurs du soir, a appelé la «partition» de la France, et nous regardons ailleurs. Il faut lire toute affaire cessante La France Soumise, qu’a dirigée Georges Bensoussan. Une question devrait être au cœur de la campagne, celle des territoires perdus de la République et de leur reconquête. Or, cette reconquête suppose que nous renaissions comme nation, civilisation et que nous la donnions à connaître et surtout à aimer. Il est totalement irresponsable de travailler, ainsi que le fait Emmanuel Macron, dans le sens de l’effacement de l’identité nationale.
Bon nombre de Français sont choqués d’entendre dire que la culture, l’art français n’existent pas. Mais, il est non moins vrai qu’il est bien difficile de donner un contenu à cet héritage. Depuis la décennie 1970, nous vivons dans l’oubli et la disqualification de notre héritage, aussi devrions-nous nous saisir de cette occasion pour le rendre à sa vitalité et à sa fécondité. Cimenter le peuple français autour de ses peintres venus du plus lointain des siècles, de ses poètes, de ses romanciers en plus de ses grandes figures nationales. Cela a un nom, une politique d’assimilation, et d’assimilation pour tous, dans la mesure où, qu’ils soient de souche, comme on ne doit pas dire, ou non, il n’est plus d’héritiers de notre civilisation !
Notre patrimoine artistique et culturel est-il une curiosité de musée ou un élément vital pour la société ?
L’identité nationale est une identité charnelle, c’est dans les œuvres littéraires, picturales, musicales que le génie français s’éprouve, le génie c’est-à-dire l’esprit singulier, unique d’une nation et sa grandeur. L’identité nationale est une identité sensible et pas seulement intellectuelle, c’est une sensibilité et les œuvres d’art en sont le vocabulaire. Hannah Arendt disait qu’elle était allemande par la grâce des poètes, de Goethe notamment. Lorsqu’il lui a fallu posséder la langue anglaise, elle s’est mise à l’école d’Emily Dickinson, de Yeats, de Conrad…
Vous venez de publier Le crépuscule des idoles progressistes. Placez-vous la candidature d’Emmanuel Macron dans le cadre de ce crépuscule ?
En aucune façon. Au contraire. Emmanuel Macron entretient le culte de ces idoles du progressisme – la désaffiliation, l’affranchissement à l’égard du passé, le postnational… – il se refuse à comprendre que les peuples n’en veulent plus – notons au passage, et c’est accablant, qu’aucun des candidats à gauche ne prend en charge le besoin d’identité nationale, d’inscription dans un lieu, dans une histoire qui se fait de nouveau jour après avoir été disqualifié, criminalisé. Dans cet essai, je formule un vœu, il serait grand temps de reconnaître un droit des peuples, et pas seulement des individus, à la continuité historique.
Je n’ignore pas qu’Emmanuel Macron remplit les salles, qu’il exerce une certaine fascination mais il me semble que son succès doit être relativisé. C’est l’effet de loupe produit par les caméras braquées sur le phénomène Macron. Maintenant, s’il devait se retrouver au second tour face à Marine Le Pen, rien n’exclut qu’il l’emporte tant les imprécations morales diffusées par les médias qui, en dépit de tout garde le monopole de la parole légitime, seront sonores.
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Bérénice Levet est docteur en philosophie et professeur de philosophie au Centre Sèvres. Elle a notamment publié La théorie du genre ou le monde rêvé des anges, publié chez Grasset en novembre 2014 et réédité en 2016 dans une version «Poche» chez Hachette, avec une préface inédite de Michel Onfray. Son dernier essai, Le crépuscule des idoles progressistes, vient de paraître chez Stock.