Publié le : 04 octobre 2018
Source : francais.rt.com
Le ralliement du Rassemblement national et de la France insoumise à la non-sortie de l’Union européenne peut être vu par les européistes comme un grand succès. En réalité, ils ont gagné une bataille mais pas la guerre, ce que je voudrais expliquer ici. Ma critique de la construction européenne n’est ni de gauche ni de droite. Aujourd’hui, à gauche, on est presque unanime à critiquer l’Union européenne comme étant néo-libérale ; mais le problème est bien plus profond que cela et provient de ce qu’on pourrait appeler le théorème fondamental de l’impasse européiste : on ne peut pas forcer à s’entendre des gens qui ne s’entendent pas spontanément.
J’ai vécu la plus grande partie de ma vie dans un pays, la Belgique, dont la devise est «l’union fait la force». Ce principe est peut-être vrai dans l’abstrait, mais la Belgique est un parfait exemple de désunion, et de désunion croissante, et il vaut la peine, avant de parler de la construction européenne, de passer en revue l’histoire récente de ce pays. Quand j’y suis né, dans les années 1950, il existait quatre partis politiques (social-chrétien, libéral, socialiste et communiste) qui étaient tous « nationaux » c’est-à-dire non divisés en branches néerlandophone et francophone et il n’existait pas de partis «linguistiques» c’est-à-dire ne s’adressant qu’à une de ces communautés. Aujourd’hui ces quatre partis sont devenus huit partis, un pour chaque communauté linguistique (le parti communiste a pratiquement disparu mais il s’est divisé en deux avant cela) et le plus grand parti du pays, la Nouvelle alliance flamande est, comme son nom l’indique, exclusivement flamand. Il est vrai qu’il existe encore un parti unitaire, le Parti du travail de Belgique, issu de mai 68 et aujourd’hui semblable à la France insoumise, mais dont les plus gros scores, de loin, se situent en Wallonie, alors qu’il est d’origine flamande.
L’Etat belge dans lequel je suis né était parfaitement unitaire. Contrairement à aujourd’hui, il n’existait pas de frontière linguistique entre la Flandre et la Wallonie. D’une réforme de la constitution à l’autre, la Belgique est aujourd’hui un Etat fédéral avec une telle multitude d’institutions que, si par malheur, je devais les étudier, cela provoquerait chez moi la même hantise que mon cours de chimie organique quand j’étais étudiant. Il existe trois régions (Flandre, Wallonie et Bruxelles) et trois communautés (néerlandophone, francophone et germanophone, cette dernière étant très minoritaire et résultant d’une annexion après la Première guerre mondiale).
Un des fleurons intellectuels du monde catholique était l’université catholique de Louvain (vieille ville située en Flandre), qui donnait un enseignement dans chacune des deux langues, néerlandais et français (les cours étant donc dédoublés) mais où les laboratoires de recherche étaient bilingues. Un mouvement étudiant flamand en 1968 (avant le mai français) a exigé la séparation de l’université en deux, ce qui a entraîné le déménagement de la section francophone en Wallonie (les slogans de l’époque étaient « les wallons dehors », ou, plus à gauche, « les bourgeois dehors », alors qu’aujourd’hui en tout cas, rien ne distingue ces universités d’un point de vue de classe). L’Eglise a tout fait pour s’y opposer mais même elle n’a pas pu résister à la force du nationalisme flamand. Bien sûr d’un point de vue scientifique, la division des laboratoires a été très regrettable. Il faut souligner que le seul « crime » des wallons-bourgeois était de parler français entre eux et parfois aussi à la population de la ville dont beaucoup maîtrisaient cette langue. Ce n’était pas très délicat et l’usage du français dominait sans doute dans les laboratoires « bilingues » mais rien n’empêchait un étudiant de suivre les cours dans sa langue, ce qui fait que l’oppression exercée par les Wallons-bourgeois sur les Flamands était quand même fort limitée. N’empêche, ni le gouvernement en partie social-chrétien de l’époque ni l’Eglise n’ont pu empêcher la scission.
Dilemmes de la construction européenne
Qu’est-ce que ces histoires belges ont à voir avec l’Union européenne ? Peut-être faut-il commencer par la fin : quel est le but ultime vers lequel tend la construction européenne ? Chez ses partisans, les Etats-Unis d’Europe. Comme on l’a souvent fait remarquer, une différence fondamentale avec les Etats-Unis, qui se sont étendus à partir d’une communauté donnée unique (les 13 Etats ayant mené la guerre d’indépendance contre l’Angleterre), est qu’en Europe on part de nations constituées qui ont des histoires très différentes, parfois très anciennes. En plus, même les Etats-Unis ont énormément de problèmes liés à l’existence sur leur territoire de communautés distinctes issues de l’immigration ou descendant de l’esclavage.
Il ne faut pas oublier qu’il y a un peu plus de 70 ans, ces pays européens se sont fait mutuellement une guerre atroce. La construction européenne est supposée empêcher les guerres de se reproduire, mais leur existence passée couplée à différents « devoirs de mémoire » pose justement un sérieux problème quant à la possibilité de cette construction. Par ailleurs, certains pays européens ont un passé fasciste (ou d’occupation nazie), d’autres un passé communiste, ce qui ne crée pas la même « mémoire ».
Si on compare à l’histoire de la Belgique, on doit se demander comment créer un état unitaire européen, avec 27 pays, alors que la Belgique, qui ne comprend que deux peuples, ne cesse de se déliter ? Ou, pour le dire autrement, comment construire un Etat européen démocratique s’il n’existe pas de peuple européen ?
A cette question, il y a deux réponses possibles : que le peuple européen est en construction, ou que l’inexistence d’un tel peuple n’est pas véritablement un problème.
La première réponse revient à espérer qu’un peuple européen se construise comme ont été construits dans le passé les peuples des états nations actuels, qui ne se sont pas non plus unifiés spontanément. Mais cette construction a pris des siècles, s’est faite souvent par la violence, et est loin d’avoir été accomplie partout ; voir la Belgique, l’Ecosse, la Catalogne, la Bretagne, etc. Si Napoléon, Guillaume II ou Hitler avaient gagné leurs guerres et francisé ou germanisé de force l’Europe, un peuple européen (en réalité français ou allemand) aurait peut-être fini par émerger, mais après un temps très long. Et s’il est vrai qu’on ne trouve plus beaucoup d’Albigeois (au sens de Cathares) à Albi, qui voudrait unifier l’Europe comme l’a été la France ? Si des pays qui sont «unifiés» depuis des siècles, qui ont des langues identiques ou proches (Ecosse et Angleterre, Catalogne et Espagne) et où les différences religieuses n’ont plus beaucoup d’importance, sont encore le théâtre de puissants mouvements indépendantistes, quel espoir réaliste il y a-t-il de « construire un peuple » réunissant Finlandais et Portugais, Danois et Grecs, Polonais et Italiens et, last but not least, Français et Allemands ?
Reste la deuxième possibilité : faire un Etat démocratique sans peuple, c’est-à-dire sans sentiment d’appartenance à une communauté nationale donnée. Mais alors on se trouve face à une Belgique élevée à la puissance dix. En Belgique, il y deux communautés importantes (trois si on distingue la Wallonie et Bruxelles, quatre si on compte la communauté germanophone). Et on a déjà vu les difficultés, psychologiques et institutionnelles, que cela posait.
S’il y avait un véritable Etat européen démocratique, il faudrait normalement qu’il y ait un Parlement européen et un gouvernement responsable devant celui-ci. Commençons par le Parlement ; supposons que sa majorité soit démocrate chrétienne, mais avec un sens un peu plus traditionnel donné au mot « chrétien », comme c’est le cas en Pologne et en Hongrie ou comme c’était le cas partout en Europe occidentale dans les années 1950, hormis la France. A supposer que la France soit restée laïque (au sens français du terme), accepterait-elle des lois votées par ce Parlement qui s’opposeraient au mariage pour tous, à l’avortement à la demande, etc. ? Dans l’autre sens, s’il y avait une majorité socialiste-libérale (comme il y en a eu en Belgique) qui faisait voter des lois en faveur du mariage pour tous, ou de l’avortement à la demande, seraient-elle acceptées en Pologne, en Hongrie et peut-être demain en Italie ?
Quid du gouvernement ? Un des instruments de stabilité de la Belgique, c’est que le gouvernement fédéral est composé d’un nombre égal de francophones et de néerlandophones (bien qu’il existe nombre de parfaits bilingues dans le pays, personne n’est « asexué » linguistiquement). Mais à moins de multiplier les ministres à l’infini, comment créer un tel équilibre au niveau européen ? Et imagine-t-on un gouvernement européen accepté par tous avec un ou zéro ministre danois, belge, finlandais, portugais, etc. ? Ou avec un seul ministre allemand ou français ?
Si l’on accepte l’impossibilité d’une construction européenne démocratique, il existe encore une autre solution : une construction européenne non démocratique. Et c’est exactement ce qui a été fait, par le transfert d’un maximum de pouvoirs vers des bureaucraties non élues, la commission européenne, la Cour européenne de justice, etc. Il est un peu injuste de reprocher aux européistes le caractère non démocratique de leur construction. Il n’y avait pas moyen de faire autrement, vu les contraintes mentionnées plus haut. Par ailleurs, il est vrai que la plupart des pères fondateurs de l’Europe ainsi que des européistes actuels se méfient comme de la peste de la volonté populaire, toujours suspecte, à leur yeux, de mener au totalitarisme ou à la guerre.
Les européistes répondront que formellement les décisions européennes sont ratifiées par le Parlement européen ou par le Conseil des ministres. Le mot important ici est «formellement». En effet, pas besoin d’être marxiste pour constater que, plus la démocratie est indirecte, plus elle est formelle, c’est-à-dire en réalité inexistante. La vice-présidente luxembourgeoise de la Commission européenne en 2014, Viviane Reding, déclarait que 75 à 80% des lois étaient des transcriptions en droit national de directives de la commission européenne.
Où ces directives ont-elles été discutées démocratiquement dans la presse ou au parlement ? Prenons l’exemple de la «réforme de Bologne» de l’enseignement universitaire, qui a fait passer de quatre à cinq ans la durée d’un certain nombre d’études. Elle a été évidemment approuvée par un Conseil de ministres, mais après cela il n’y avait plus rien à discuter, alors que cela augmentait en principe de 25% la charge des enseignants et le coût des études. Il n’y a eu aucune négociation à ce sujet, puisque la décision « venait d’en haut ». On a également dû spécifier pour chaque cours, non seulement le nombre d’heures de cours (ce qui est normal), mais le temps qu’un étudiant devrait passer pour assimiler ce cours, de façon à faciliter la mobilité des étudiants en Europe. Comme si un étudiant italien venant en Belgique, qui doit s’adapter au climat, aux mentalités et à une nourriture différente, avait comme principal souci de savoir à l’avance combien d’heures il va consacrer à chacun de ses cours, et comme si ce nombre ne dépendait pas avant tout de chaque individu ! Cet exemple, qui n’est qu’un détail dans l’ensemble de la construction européenne, illustre le fait que celle-ci, loin d’être libérale au sens classique du terme, est une vague de plus dans l’océan des folies bureaucratiques.
Il y a néanmoins encore un petit souci à régler. Dans la mesure où les peuples sentent que la construction européenne est anti-démocratique ils ont tendance à la rejeter. Mais, comme le vol de la démocratie se fait de façon subtile et plus ou moins cachée, à travers des traités, une justice supra-nationale et des décisions entérinées par des ministres et des parlements nationaux, qu’il n’y a pas de police politique, qu’on n’est pas mis en prison si l’on conteste cette construction, le rejet de l’Union européenne s’exprime aussi de façon confuse et indirecte. Il y a néanmoins tous les référendums qu’il a fallu refaire pour avoir la « bonne réponse » ou ceux qu’on a ignoré comme les référendums hollandais et français de 2005 sur le traité constitutionnel et qui ont été simplement remplacés par le traité de Lisbonne, voté par le Parlement.
La question de l’euro
Un des grands «succès» de la construction européenne, mais qui peut aussi être à terme son tombeau, a été la création de la monnaie «unique», l’euro, qui est très pratique pour ceux qui voyagent en Europe, mais qui est de nouveau un rêve bureaucratique. Croire que l’on peut empêcher de façon administrative la fluctuation des monnaies qui a toujours existé dans le passé. En effet, avant l’euro, des monnaies comme le franc français et le mark allemand ou la lire italienne et le franc belge ont vu leur valeur relative fluctuer par des facteurs d’ordre 3 ou 4. Ces fluctuations reflétaient la force relative des économies nationales. Si vous vendez des produits haut de gamme, Mercedes ou BMW par exemple, l’acheteur ne sera pas trop sensible au prix, c’est-à-dire au taux de la monnaie dans laquelle son prix s’exprime. Mais des produits italiens, espagnols ou grecs seront plus facilement comparés à des produits asiatiques et seront donc plus sensibles à ce taux. Une façon de résoudre le problème serait de faire des transferts de fonds entre régions riches et régions pauvres en Europe, comme cela se fait à l’intérieur d’un état-nation possédant une monnaie unique. Mais là on se heurte à la réalité de l’inexistence d’un peuple européen. Les Allemands ont bien voulu payer pour absorber l’ex-Allemagne de l’Est, mais pas pour la Grèce, en tout cas pas de la même façon. Quelle différence y a-t-il entre ces deux situations ? Les uns sont Allemands, les autres pas ! C’est aussi simple que cela mais également aussi impossible à changer !
L’euro a introduit toutes sortes de distorsions dans le fonctionnement des économies. Si la Grèce n’avait pas eu l’euro, les taux d’intérêts sur ses emprunts en drachmes auraient été plus élevés et elle n’aurait pas pu s’enfoncer dans la crise de la dette qui l’a tant ruinée. Beaucoup de pays du sud ont signé des «reconnaissances de dette» à l’égard de la Bundesbank, mais qui ne sont garanties par aucun bien matériel (aucun «collatéral»). Du coup, la Bundesbank se retrouve avec des prêts à ces pays, qui sont en réalité « pourris », de l’ordre de mille milliards d’euros.
L’autre façon de «résoudre» le problème posé par les déséquilibres causés par l’euro, c’est l’austérité, et c’est cette « solution » qui a été adoptée un peu partout. Si tous les prix exprimés en euros baissent dans une économie nationale (y compris les salaires, les allocations et les pensions), alors elle gagne évidemment en compétitivité. Mais les effets ne sont pas les mêmes que ceux liés à la dévaluation de la monnaie, parce qu’un certain nombres de salaires, en général les plus élevés, restent à un niveau déterminé par l’Union Européenne, ceux des fonctionnaires européens par exemple mais pas seulement, et parce que les fluctuations de l’euro par rapport aux monnaies non européennes sont contrôlées par la Banque centrale européenne et non par les gouvernements nationaux.
Les défenses des européistes
Presque tous les partisans de la construction européenne admettent qu’ils font face à une crise quasi-permanente : rejet des référendums en 2005, Brexit, élections en Pologne, Hongrie, Italie, Autriche. Montée en force de partis eurosceptiques.
Plutôt que d’examiner lucidement les problèmes fondamentaux de la construction européenne, mentionnés ci-dessus, ils se réfugient dans des slogans :
Premièrement, l’Europe c’est la paix. Ils font comme si il existait une sorte d’atavisme des peuples européens qui les forçait à se faire régulièrement la guerre. Cette forme « d’essentialisation » des peuples européens serait considérée comme raciste si elle était appliquée à d’autres pays. Mais si l’on regarde les grandes guerres européennes du XXe siècle (la seconde étant en grande partie une tentative de revanche sur la première), et en remontant à la guerre franco-prussienne de 1870, on voit qu’elles sont dues aux rivalités entre une puissance montante, l’Allemagne, et des empires établis, la France et la Grande-Bretagne, en conflit pour le contrôle du continent.
Aujourd’hui, ce risque de conflit n’existe plus, pour plusieurs raisons : les empires ont disparu, l’Allemagne ne dispose pas d’armes nucléaires, contrairement à ses anciens adversaires, on n’imagine pas la France agresser l’Allemagne (Macron n’est pas Napoléon) et l’Allemagne domine l’Europe économiquement (si seulement Guillaume II avait pensé à cette solution!) ; on peut ajouter que la réconciliation franco-allemande a été faite par deux dirigeants qui étaient parfaitement souverainistes, De Gaulle et Adenauer, bien avant que la construction européenne ne soit réellement mise en route.
Aujourd’hui, le risque de guerre se situe soit dans la volonté des Etats-Unis d’empêcher l’émergence d’un bloc euro-asiatique, soit dans « l’aide » apportée par les mêmes Etats-Unis à la volonté d’hégémonie israélienne au Moyen-Orient. Mais l’Union européenne ne fait strictement rien pour limiter ces risques, tant elle est, par la formation de ses « élites », entièrement soumise à la vision américaine du monde.
L’autre slogan, c’est Europe garante de la démocratie contre le populisme, le nationalisme, sinon le fascisme. On a vu que la construction européenne, en retirant aux peuples leur souveraineté, minait radicalement la démocratie en Europe. Ce que les élites européistes appellent « populisme » et « nationalisme » n’est jamais que l’expression plus ou moins consciente de la révolte des peuples européens face à ce déni de démocratie. Il est vrai que cela profite principalement à ce que ces mêmes élites appellent l’extrême-droite, mais la faute en incombe à la gauche qui, dans sa très grande majorité, a succombé aux sirènes européistes, ainsi qu’à la droite libérale qui a fait de même (mais qui au moins est cohérente, puisque l’Union Européenne l’aide à démanteler l’état social construit après guerre). Si les Grecs avaient géré leurs propres affaires, en particulier en gardant leur monnaie (et par là, en ne s’endettant pas trop), on n’aurait pas eu de manifestations avec Merkel caricaturée en Hitler à Athènes, ni de remarques particulièrement insultantes pour les Grecs dans la presse allemande.
Pour ce qui est du fascisme c’est simplement un fantasme. Il n’y a aujourd’hui dans aucun pays européen de mouvement de masse vouant un culte à un chef comme c’était le cas dans les années 30. Or c’est cette « menace fasciste » qui est sans arrêt brandie par pas mal d’européistes pour leur permettre de ne pas poser de questions sur la construction européenne.
La soi-disant lutte contre le populisme se cristallise aujourd’hui sur la question des réfugiés. A nouveau, l’Union européenne veut imposer à des peuples des politiques d’accueil dont ils ne veulent pas. On peut trouver que l’attitude hongroise n’est pas très altruiste ou même pas très chrétienne, mais au nom de quoi la Hongrie devrait-elle accepter des réfugiés ? Elle n’a pas eu de colonies et n’est absolument pas responsable du chaos en Libye ou en Syrie. En fait, ce sont plutôt les européistes qui, en plus de vouloir imposer leur volonté en Europe, prétendent résoudre militairement les problèmes du monde entier, qui sont responsables de ce chaos. Pour l’Italie, c’est encore plus simple. Elle est parfaitement prête à laisser les migrants qui le veulent quitter son territoire et aller dans la France vertueuse de Macron, mais curieusement celui-ci n’en veut pas. Cette crise des migrants met à jour un mélange extraordinaire d’autoritarisme bureaucratique et d’hypocrisie morale.
Le pire, c’est quand cette hypocrisie se conjugue avec le fantasme du fascisme. On est supposé craindre son retour parce que des gouvernements élus prennent des mesures de restrictions de l’immigration qui sont prises, à un degré ou un autre, par tous les gouvernements démocratiques à toutes les époques.
Les responsables européens se plaignent parfois, non sans raison, du fait que beaucoup de gouvernements nationaux, ainsi que certains de leurs citoyens, font de « l’Europe » le bouc émissaire de tous leurs problèmes, mais c’est exactement ce qui se passe dans tous les cas où un pouvoir est exercé sans un consentement au moins partiel de ceux sur qui il s’exerce. Les pouvoirs coloniaux, catholiques ou communistes du passé étaient aussi parfois victimes de critiques excessives, mais pour la même raison que l’est l’Union européenne.
La gauche alter-européiste
Après avoir été longtemps hostile à la construction européenne presque toute la gauche, y compris « extrême », s’est ralliée à celle-ci mais presque toujours sous la forme d’une autre Europe, d’une Europe sociale, sinon socialiste. Mais de nouveau on se heurte au théorème fondamental : pour ne prendre que la France, presque tout le monde, du Rassemblement national au NPA est favorable à une autre Europe. Mais laquelle ? Certains la veulent plus fermée à l’immigration, d’autres plus ouverte. Certains la veulent plus libérale (la construction européenne est en effet très bureaucratique), d’autres plus sociale. Et, à l’intérieur de chacune de ces orientations, il y a de multiples nuances. Donc, on voit mal comment un «front commun» purement français pourrait se constituer pour présenter un projet alter-européiste cohérent. Mais il n’y a pas que la France en Europe (même si certains Français semblent l’oublier) ! Il existe aussi des alter-européistes dans les autres pays, qui veulent encore plus de fermeture, qui veulent une Europe plus chrétienne, ou qui veulent un maximum de libre circulation à l’intérieur de l’Europe pour leurs propres travailleurs. Comment imaginer ne serait-ce qu’un mécanisme de discussion qui permettrait à tous ces gens de se mettre d’accord ? C’est précisément la diversité des positions alter-européistes qui rend ce projet illusoire.
Une autre illusion de cette gauche alter-européiste est que, si elle était au pouvoir, elle désobéirait aux traités. Mais elle ne se demande pas quelles réactions cela engendrerait dans les autres pays européens. A partir du moment où un pays ne contrôle pas sa monnaie, il est dépendant de ceux qui la contrôlent. On l’a assez vu avec la Grèce en 2015. Dire que ce serait différent avec un grand pays comme la France, signifie seulement qu’une désobéissance aux traités mènerait à un conflit dont l’issue serait soit la capitulation (comme avec la Grèce) ou la sortie de l’Union Européenne, à laquelle il faut donc être prêt si on veut une telle désobéissance. Mais comme des partis comme la France insoumise refusent d’envisager cette sortie et d’y préparer leur population, leur promesse de désobéissance n’est simplement pas crédible.
Quelles solutions ?
Etant donnée l’impasse dans laquelle la construction européenne s’est enfoncée, de l’aveu même des européistes, il ne reste que trois solutions : d’abord, la fuite en avant vers une Europe « vraiment fédérale », qui se heurte au fait que le « rêve » européen a déjà disparu dans la tête d’une grande partie des citoyens européens, si tant est qu’il a jamais réellement existé, et même d’une partie de ses élites. Il se heurte aussi au refus net par l’Allemagne d’une «union de transfert» (traduction : que les Allemands payent les dépenses des autres).
Ensuite, le statu quo, qui va sans doute être la « solution » privilégiée pendant longtemps, d’autant plus que c’est toujours la solution privilégiée par les bureaucraties, et que des décennies d’endoctrinement sur l’échec supposé de l’Etat-nation ont formaté les esprits de plusieurs générations sur l’inévitabilité et l’irréversibilité de la construction européenne. L’évolution récente du Rassemblement national et de la France insoumise indiquent que le statu quo a encore de beaux jours devant lui. Mais ce statu quo sera celui de crises permanentes, avec des solutions boiteuses et coûteuses, accompagné d’appels de plus en plus inaudibles à la poursuite du projet fédéral.
On pourrait aussi envisager la sortie unilatérale de l’Union européenne d’un ou plusieurs pays. Par exemple, le Frexit cher à l’Union populaire républicaine de François Asselineau. Mais le problème c’est que des pays qui ont maintenu leur monnaie à un niveau artificiellement élevé (la Grèce ou l’Italie) pendant longtemps feraient face à une dévaluation très forte s’il devaient subitement sortir de l’euro. Cette dévaluation aurait des effets inflationnistes et aucun gouvernement ne désire « proposer » un tel bilan à ses électeurs. Le pays qui pourrait le plus facilement sortir de l’Union Européenne, paradoxalement, c’est l’Allemagne. Même s’il existe en fait une grande irritation dans ce pays face à l’évolution de la construction européenne, accusée de demander à l’Allemagne de financer les dépenses des autres, il leur est difficile de casser ladite construction « pour des raisons historiques » comme on dit pudiquement.
Reste la solution la plus raisonnable : le divorce à l’amiable, c’est-à-dire que les dirigeants des différents pays européens se mettent d’accord pour défaire peu à peu la construction européenne, pour revenir aux monnaies nationales dans certains pays, avec des mesures d’ajustement pour éviter les chocs inflationnistes, pour ne plus prendre de sanctions lorsqu’un pays désobéit aux traités et pour qu’ainsi l’Union européenne devienne peu à peu une coquille vide. Mais ce qui est raisonnable est souvent politiquement impossible.
Pourtant, quelqu’un les avait averti il y a longtemps de l’incohérence du projet européen : le général de Gaulle. Comme il était « vieux » et « nationaliste » on ne l’a pas écouté ; on en payera le prix. A terme, on aura moins d’intégration et moins de coopération (parce que l’Union européenne fait monter les nationalismes) que si l’on avait construit une Europe des nations, dans le strict respect de la souveraineté de chacune d’elle. On peut penser que les BRICS, qui regroupent des pays encore plus différents que ceux de l’Union Européenne mais qui s’unissent sur des principes « gaullistes » si on peut dire, d’intérêts mutuels et de respect de leur souveraineté, seront à terme plus unis (et attireront d’autres pays dans leur giron) que les Etats de notre pauvre continent d’autant plus désunis qu’on a voulu les forcer à s’unir contre leur gré.
Jean Bricmont