Publié le : 02 décembre 2012
Source : l-arene-nue.blogspot.fr
Votre dernier livre, La société pornographique, établit un lien entre « porno » et « libéralisme ». N’est-ce pas devenu une antienne que d’accuser le libéralisme de tous les maux ?
L’idée ne m’est même pas personnelle. C’est une opinion largement répandue, que vous trouverez par exemple dans La Cité perverse, de Dany-Robert Dufour.
La pornographie réalise, dans tous les sens du terme, y compris cinématographique, le rêve ultime du libéralisme : faire du client lui-même la marchandise. L’art, avec le body art des années 1960-70, y avait pensé pour le meilleur. La pornographie l’a réalisé pour le pire. Produit et consommateur ne sont plus dissociés puisque ce que le porno vend au consommateur, qui ne s’en doute guère, c’est sa propre abolition en tant que sujet. Il fait de lui un pur objet de consommation.
Par ailleurs, la pornographie est un produit idéal, en ce qu’il est virtuel. Il ne coûte pour ainsi dire rien à produire : le budget d’un film pornographique standard, c’est moins de 10 000 euros. Il est facile à transporter, puisqu’il court sur le Net. Et il génère des profits directs et indirects énormes : le marché mondial de la pornographie est aujourd’hui estimé à 200 milliards d’euros. On a loué les chrétiens d’avoir ramené au symbolique (le pain et le vin) les sacrifices onéreux des Anciens. Eh bien, le porno l’a ramené au rien. Mais un rien qui rapporte énormément.
Vous notez une évolution notable du porno entre les années 1970-80 et aujourd’hui. C’est presque avec nostalgie que vous évoquez Linda Lovelace ou Brigitte Lahaie. Qu’est-ce qui a tant changé ?
L’absence de scénario. Un micro-événement, vu la qualité desdits scenarii, mais un fait incroyablement lourd de conséquences sémantiques.
On se passe désormais de récit, de structure, on fournit du pré-mâché. Si l’érotisme était de la gastronomie, si la pornographie des années 1970 restait de la cuisine bourgeoise, la pornographie industrielle des années 2000 est du Big Mac. Je pourrais écrire sans problème le même livre sur le fast-food que sur la pornographie : c’est exactement la même chose. J’engage un sociologue meilleur ou plus patient que moi à dresser la liste des produits-types du libéralisme : pornographie, hamburger-frites-coca, Paris-plage et partis politiques contemporains. Mais Philippe Muray a déjà disserté, bien mieux que moi, sur ce qu’il advenait à notre civilisation en phase terminale.
Lorsqu’on entame cet ouvrage sévère, on craint d’abord une condamnation moralisatrice et puritaine. Vous prétendez au contraire que c’est la pornographie qui a partie liée avec le puritanisme. Pourquoi ?
Le puritanisme est exactement l’autre face de la pièce. D’un côté, celui du porno, on vend du vice – un vice calibré : c’est fou ce que le calibre importe dans la pornographie, et à quel point il est standardisé, qu’il s’agisse de verges ou de seins. De l’autre côté, celui du puritanisme, on vend de la vertu. Dans tous les cas, on vend de la libido, ou plutôt, ce qui en tient désormais place. Il n’y a pas de place là-dedans pour une morale réelle — j’entends celle de Kant, ou celle de Nietzsche. Pas de place non plus pour l’individu : l’une des grandes flagorneries du libéralisme tient à ce qu’il s’efforce de nous vendre l’idée qu’il exalte l’individu, alors qu’il l’annihile — ne serait-ce, justement, que dans cette standardisation du produit auquel le consommateur (un mot qui commence mal) ne manque pas de s’identifier.
Vous décrivez les acteurs et actrices X comme des ouvriers spécialisés du sexe, exploités, voués au malheur et même, souvent, au suicide. Que faites-vous des arguments de ceux ou celles qui affirment avoir choisi et exercer librement ce métier ?
Quelques actrices pornographiques (et encore moins d’acteurs — c’est l’une des rares professions où les femmes gagnent plus que les hommes) ont à cœur de défendre leur livre de chair, comme aurait dit Shakespeare. Pour une Katsuni qui s’en tire bien, combien d’anonymes défoncées dans des productions russes, brésiliennes, et depuis quelque temps, africaines — au Nigeria et en Afrique du Sud) ? D’après une étude récente, 52% des acteurs ou actrices pornographiques ont connu une phase dépressive lourde qui les a conduits a des actes suicidaires, réalisés ou non.
Mais je parle surtout, dans mon livre, de ce que la pornographie fait à ses clients. 20% de garçons de la tranche 18-25 ans ont aujourd’hui des problèmes d’érection. Le Viagra est consommé désormais à 40% dans la tranche 25-40 ans, par des hommes anxieux de ressembler aux pantins de xHamster. Il ne faut pas se contenter de constater l’action directe de la pornographie : elle vise à faire vendre des produits indirects, pharmaceutiques essentiellement, mais aussi des montres, des jeux en lignes, des sites de rencontre, et j’en passe…
Vous évoquez à de nombreuses reprises le marquis de Sade. Vous en faites un auteur pornographique mais également… un pionnier de la pensée libérale. Pourquoi ?
Sade le premier (reportez-vous à toutes les machines mises en scènes dans ses œuvres, et si bien décrites par Barthes dans un essai célèbre) a compris que le libéralisme exploiterait l’homme même, son corps, et non plus seulement une âme dont il n’avait que faire. Alors, il a mis en scène, le premier, cette exploitation-là.
Pasolini l’a merveilleusement compris en actualisant Les 120 Journées de Sodome dans la République de Salò de 1943, et en montrant que des hommes de pouvoir actuels avaient la libre disposition des corps des esclaves (ou des prolétaires, pour reprendre la terminologie des années 1970). À vrai dire, Buñuel et les surréalistes l’avaient déjà compris dans l’Âge d’or — on oublie trop souvent que plusieurs scènes capitales de ce film décapant sont une adaptation des 120 journées.
Sade, sur lequel j’ai écrit un livre à l’orée des années 2000, a merveilleusement saisi ce que la modernité inventait : la mécanisation du désir, et l’exploitation à mort de l’homme (et de la femme) par quelques hommes.