Publié le :14 février 2014
Source : observatoiredeleurope.com
François Heisbourg, éminent spécialiste des questions stratégiques internationales, mais aussi ferme soutien de la « construction » européenne ces dernières années, qui a voté « oui » aux référendums sur Maastricht et sur le projet de Constitution européenne, vient de publier un livre qui ne va pas lui faire beaucoup d’amis dans le Landerneau fédéraliste. Il explique en effet que nous vivons la fin du « rêve européen » : nous devons maintenant sortir de la monnaie unique, ou sinon elle explosera, et toute l’Union avec elle. Il faut sacrifier l’euro pour sauver l’Union. On ne saurait trop recommander la lecture de ce livre sincère et courageux quoique, à notre avis, l’auteur se fasse encore quelques illusions.
François Heisbourg présente un constat implacable : l’euro est devenu un frein à la croissance (p. 87), il dément toute les promesses de prospérité que l’Union nous avait faites, il accroît les divergences entre les pays sans possibilité « d’union de transferts » (financiers), il brise la confiance dans les institutions européennes, il casse l’élan vers une « union plus étroite » et finalement il va inéluctablement vers un échec qui sera tenu pour être celui de l’Europe.
Jusqu’ici, trois portes de sortie alternatives ont été évoquées (pages 87 et s) : l’éclatement brutal de l’euro à la suite de réactions en chaînes consécutives aux crises de divers pays ; l’adoption par les pays membres de politiques de laxisme budgétaire « contre-austéritaires » conduisant au désordre général et à une crise majeure ; ou encore, troisième possibilité, la « fuite en avant fédéraliste » dans le but de construire dans la hâte les institutions politiques supranationales qui manquent à la monnaie unique.
Cette dernière voie est celle dans laquelle beaucoup de responsables du désastre en cours sont tentés de se jeter. Mais François Heisbourg a le mérite de les arrêter : c’est trop tard, « la crise de légitimité démocratique qui frappe les institutions européennes atteint désormais des proportions politiquement ingérables » (p. 151). Il faut bien le constater : « soixante années de construction européenne n’ont pas permis de créer un patriotisme constitutionnel européen » (p. 153). Et l’euro nous a plutôt fait reculer. Personne n’acceptera plus – en admettant que quelqu’un ait été un jour prêt à les accepter – les sacrifices en termes de coût financier et de perte de souveraineté, que nécessiterait « l’union de transferts », laquelle serait pourtant indispensable à la survie de la monnaie unique.
Ces trois voies s’avérant sans issue, François Heisbourg propose alors sa solution, qui est celle de la sagesse : « reconnaître l’impasse stratégique » (p. 143) et même admettre que, dès le début, c’était impossible. Le pari de l’euro relevait en fait de la « pensée magique » (p. 146). Il faut donc l’abandonner en organisant, dans le calme autant que possible, une sortie négociée avec les autres pays membres de la zone.
Malgré ces prémisses, notre satisfaction reste mitigée. Première réserve : la sortie négociée paraît peu probable dans le cas européen. Bien sûr, on trouve dans l’histoire des cas de séparations négociées qui ont réussi (Tchécoslovaquie, ex-Yougoslavie, etc), mais aussi beaucoup de séparations qui se passent mal. En situant sa démarche dans le cadre de la première catégorie, François Heisbourg nous paraît faire preuve d’un optimisme à la limite de la naïveté.
Il faut en effet bien voir que l’oligarchie européenne, en osmose sur cette question avec ses antennes nationales, n’a aucune envie de reconnaître publiquement qu’elle a grossièrement failli, et qu’elle a plongé des peuples entiers dans la misère et le désespoir. Elle va donc résister jusqu’à l’extrême, quitte à infliger aux gens des souffrances supplémentaires, dont elle n’a cure, soit dit au passage. Nous risquons donc plutôt, selon nous, d’aller vers une longue suite de tensions, de crises et de rémissions provisoires qui conduiront soit à l’étouffement progressif des différents pays, soit à l’éclatement brutal de l’euro, et à une crise multidirectionnelle non maîtrisée.
Mais après tout, nous espérons avoir tort, et nous nous rangerons évidemment avec plaisir derrière toute solution de sortie négociée.
Deuxième réserve : François Heisbourg a un peu tendance à mettre tout ce qui va mal sur le dos de l’euro. De ce fait, il laisse penser qu’après une sortie négociée, on aurait sauvé l’Union telle qu’elle est, et l’on pourrait recommencer comme avant la marche vers une « union plus étroite » sur le modèle antérieur. Grave erreur.
D’abord, l’euro n’est pas arrivé là par hasard. Il a été imposé au forceps par une oligarchie européenne qui ne rêve que d’accroître son pouvoir, quels que soient les dommages collatéraux en termes de destruction de la démocratie et de souffrances des peuples. La source du mal est donc le système institutionnel qui soutient cette oligarchie. C’est lui qu’il faut réformer pour que de telles politiques contreproductives ne renaissent pas sous d’autres formes dès le lendemain de la disparition de l’euro.
Et qu’on ne prétende pas qu’en disant cela nous voulons la peau de l’Europe. Pas du tout. Nous pensons que des institutions communes sont bien indispensables. Mais il faut profondément réformer les institutions actuelles, et donner aux démocraties nationales le dernier mot dans tous les cas, quitte à accepter une Union à géométrie variable selon les sujets.
En second lieu, l’euro n’est pas le seul coupable dans la crise actuelle, et la fin de l’euro ne signifierait pas la fin de toutes les aberrations. Par exemple, François Heisbourg se félicite que l’Union européenne ait fourni un « dispositif antiprotectionnisme » (p.33 et sq) qui aurait selon lui limité la crise. Nous pensons le contraire : l’adhésion de l’Union au libre-échangisme le plus borné a été la cause majeure de la crise actuelle et le maintien de ce dogme explique pourquoi la crise dure interminablement, et durera même après l’euro. Celui-ci, comme nous avons souvent eu l’occasion de l’exprimer, a été un facteur aggravant de la crise, mais non sa cause unique, ou même simplement principale.[2]
Il suffit d’ailleurs pour s’en convaincre de comparer les performances de la Grande-Bretagne, qui n’a pas adhéré à la monnaie unique, et de la France : ces deux pays pataugent l’un et l’autre dans un marasme européen sans fin, avec des comptes extérieurs fortement déséquilibrés et un endettement colossal, quoique la Grande-Bretagne présente quelques avantages (croissance et emploi un peu meilleurs) grâce à la flexibilité des parités que lui permet son indépendance monétaire.
Autre exemple : l’absurde politique d’ouverture des frontières à la libre circulation sans contrôle, ou avec des contrôles défaillants, qui laisse passer l’immigration de masse et disloque nos sociétés. Cette autre politique européenne contribue elle aussi à la crise, à sa manière, et elle ne disparaîtra pas par enchantement au lendemain de la disparition de l’euro.
Malgré ces lacunes, le livre de François Heisbourg représente un effort de lucidité remarquable, et un pas important pour la recherche de la vérité. Faisons le lire, car pour le moment ses anciens amis « européistes » organisent la conspiration du silence.
Georges Berthu
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[1] François Heisbourg, La fin du rêve européen, Les essais – Stock, 2013.
Monsieur Heisbourg reconnaît l’utopie européenne qui nous a amenés à la situation actuelle désastreuse, alors qu’on nous avait vendu la prospérité pour tous les pays, avec l’euro comme nouveau Saint-Graal. Je ne crois pas que tous ceux qui nous ont vendu cette fédération d’états si disparates reconnaîtront leur erreur, plutôt mourir et ainsi entraîner les peuples dans leur chute.