Publié le : 07 juin 2014
Source : lesalonbeige.blogs.com
Trois ans après le début de l’anarchie qui suivit le lynchage du colonel Kadhafi, une recomposition politique semble se dessiner en Libye à la suite de l’entrée en scène de deux chefs militaires, le général Khalifa Haftar en Cyrénaïque et le colonel Moktar Fernana en Tripolitaine.
En Cyrénaïque, la guerre contre les islamistes radicaux est menée par le premier. En Tripolitaine, celle contre le CNG (Congrès général national, le parlement de transition) dominé par les Frères musulmans et Misrata est conduite par le second. Qui sont ces deux hommes ? Quelles sont leurs forces ? Leur éventuelle victoire pourrait-elle ouvrir la voie à la reconstruction de l’Etat libyen ? Eléments de réponse.
En Cyrénaïque, c’est au début du mois de mai 2014 que le général Khalifa Haftar, a lancé l’Opération dignité contre les milices islamistes tout en rejetant l’autorité du CNG. Appuyées par des avions et des hélicoptères, ses forces ont livré d’importants combats qui ont fait plusieurs dizaines de morts.
Le général Khalifa Haftar est un personnage de tout premier plan. Membre de la tribu des Ferjany dont le fief est la ville de Syrte, ville natale du colonel Kadhafi, il fut, avec ce dernier, un des auteurs du coup d’Etat militaire qui renversa le roi Idriss en 1969. S’il s’est ensuite brouillé avec le bouillant colonel, il n’a en revanche jamais rompu avec sa tribu, ce qui le place au cœur d’une alchimie tribale stratégique située à la jonction de la Cyrénaïque et de la Tripolitaine.
Une dynamique semble actuellement engagée autour de la personne du général Haftar. Ce dernier a rallié à lui Ibrahim Jadran dont les forces bloquent les terminaux pétroliers de Cyrénaïque et qui a déclaré l’autonomie de la région au mois de juin 2013. Originaire d’Ajdabiya, Ibrahim Jadran, adversaire déterminé des Frères musulmans, est soutenu par l’Arabie saoudite qui, à travers lui, combat le Qatar, allié de ces derniers. S’est également rallié au général Haftar le commandant des forces spéciales en Cyrénaïque, le colonel Wanis Boukhamada. Autre soutien de poids, celui des Barasa, la tribu du roi Idriss. Pour mémoire, de l’indépendance en 1951 jusqu’au coup d’Etat de 1969, la Libye fut une monarchie dirigée par les tribus de Cyrénaïque groupées autour des Barasa. Le colonel Kadhafi réussit à se rallier pour un temps la Cyrénaïque en épousant une fille du clan des Firkeche de la tribu Barasa.
Ses adversaires accusent le général Haftar d’avoir des contacts avec la CIA. Il n’est pas impossible que les Etats-Unis aient opéré un retournement en soutenant le général Haftar contre les Frères musulmans, pourtant leurs alliés, car leur politique dans la région est devenue totalement illisible, chaotique et même incohérente depuis l’échec subi en Egypte et en Syrie.
En revanche, il est certain que le maréchal Sissi qui ne veut pas d’un foyer islamiste aux frontières de l’Egypte, va tout faire pour liquider ou aider à la liquidation des poches islamistes de Cyrénaïque dont celles de Derna et de Tobrouk ; c’est pourquoi il soutient le général Haftar.
En Tripolitaine, le dimanche 18 mai, le colonel Moktar Fernana, commandant de la police militaire, a décidé de chasser du pouvoir le CGN dominé par Misrata et les Frères musulmans.
Le colonel Fernana est à la tête d’une alliance de plusieurs milices de l’ouest de la Tripolitaine, dont celles de Zenten et du djebel Nefusa, réunies sous son commandement depuis le mois de février 2013. La milice de Zenten détient Seif al-Islam, le fils aîné du colonel Kadhafi, qui est potentiellement susceptible de reconstituer l’alliance tribale qui avait été construite par son père.
L’intervention du colonel Moktar Fernana était la conséquence de plusieurs événements :
- Le15 novembre 2013, à Tripoli, les miliciens originaires de la ville de Misrata avaient ouvert le feu sur une foule réclamant leur départ, faisant plusieurs dizaines de morts et des centaines de blessés.
- Le 7 février 2014, le CNG élu le 7 juillet 2012 et qui était arrivé au terme de son mandat, s’auto-prorogea jusqu’au 24 décembre 2014.
- Le 11 mars, à l’issue d’un scrutin truqué, le CNG retira sa confiance au Premier ministre Ali Zeidan qui s’enfuit en Allemagne. Abdallah Al-Thani fut désigné Premier ministre intérimaire avant de démissionner après une agression dont il fut la victime tout en continuant à assurer les affaires courantes.
- Le 4 mai 2014, le CNG imposa Ahmed Miitig, un Frère musulman originaire de Misrata au poste de Premier ministre, ce qui provoqua l’intervention du colonel Moktar Fernana le 18 mai.
- Le 19 mai, le président du CNG, Nouri Abu Sahmain, un Frère musulman, appela à l’aide les milices de Misrata et leur demanda d’assurer la sécurité à Tripoli. Or, les miliciens de Misrata ont contre eux la population de Tripoli, les milices de Zenten, du djebel Nefusa, celle des Warfalla de Tripolitaine et celles des tribus de la région de Syrte qui n’ont pas oublié le traitement ignominieux que leurs membres réservèrent au colonel Kadhafi. Mesurant le danger, et voyant qu’ils ne sont pas de taille à résister à cette coalition, les chefs des milices de Misrata ont, pour le moment, décidé de faire « patte de velours» en se déclarant « neutres ».
Les adversaires de Misrata et des Frères musulmans ne sont pas dupes de la manœuvre ; d’autant plus qu’ils savent que rien ne pourra être entrepris en Libye tant que la puissance de Misrata ne sera pas définitivement détruite.
Quand cela sera fait, il sera alors possible de tirer au clair les curieuses relations que la France de Nicolas Sarkozy entretenait avec les miliciens de cette ville, eux qui, le 20 octobre 2011, lynchèrent le colonel Kadhafi après l’avoir sodomisé avec une baïonnette, eux qui coupèrent les mains de son fils Mouatassim après l’avoir émasculé et après lui avoir crevé les yeux. Eux qui, auparavant, et alors que Misrata allait tomber aux mains des partisans du colonel Kadhafi, furent sauvés par la seule véritable intervention terrestre directe de l’armée française. L’insolite sollicitude de la France se poursuivit étrangement après la guerre. C’est ainsi qu’Omran Ben Chaaban Osman, un des assassins du colonel Kadhafi, célèbre pour avoir paradé sur le net, le révolver du colonel à la main, est mort dans un hôpital militaire parisien. Blessé et enlevé par des fidèles du colonel Kadhafi, il fut torturé avant d’être libéré aux termes de ténébreuses tractations. Or, ce fut aux frais du contribuable français que cet assassin fut transporté à Paris par avion sanitaire pour y être soigné. Pourquoi ?
Avec les actions entreprises par le général Haftar et par le colonel Fernana, une alternative politique nouvelle peut-être plus solide que celle née du « cirque » électoral de l’année 2012 est-elle en train de naître ? Il est naturellement trop tôt pour le dire, mais elle peut constituer un espoir dans un pays dévasté par l’inexplicable guerre que Nicolas Sarkozy et BHL firent au colonel Kadhafi.
Bernard Lugan