La Plume parcourt le Net

En Irak, l’Iran a tout intérêt à laisser les Occidentaux s’enferrer ! Entretien avec Alain Chouet

14 juin 20140
En Irak, l’Iran a tout intérêt à laisser les Occidentaux s’enferrer ! Entretien avec Alain Chouet 5.00/5 3 votes

Publié le : 14 juin 2014

Source : lepoint.fr

 

La progression des djihadistes menace Bagdad, tandis que l’Iran est en embuscade et que les Américains hésitent. L’analyse d’un spécialiste du renseignement.

Spécialiste du Moyen-Orient et du djihadisme, Alain Chouet a dirigé le service de renseignements de sécurité de la DGSE. Alors que l’État islamique en Irak et au Levant (EIIL) se rapproche de Bagdad, il nous livre sa vision de la situation.

_____

Le Point.fr : La situation se détériore d’heure en heure en Irak. Cette évolution vous étonne-t-elle ?

Alain Chouet : Hélas, non ! Il fallait s’y attendre… J’avais pu percevoir la gravité de la situation en me rendant à Bagdad en février dernier. Le Premier ministre irakien Nouri al-Maliki a totalement évincé les sunnites de tous les échelons du pouvoir, de l’administration et de l’armée. Il a poursuivi la « débaassisation » du pays initiée par l’administration américaine, mais n’a nommé que des chiites proches de lui. Après l’élimination de la quasi-totalité du corps des officiers suspects d’avoir servi Saddam, son armée ne vaut absolument rien malgré son suréquipement payé fort cher aux Américains. Et nombre des cadres évincés de l’armée sont allés grossir les rangs des groupes djihadistes. La seule force chiite sérieuse en Irak n’est autre que l’armée du Mahdi de Moqtada al-Sadr. Son organisation, ses structures et sa puissance sont comparables à celles du Hezbollah libanais. Mais Moqtada al-Sadr refuse de lever le petit doigt pour aider al-Maliki. Il joue sa chute.

Comment l’EIIL (Armée de l’État islamique de l’Irak et du Levant) s’est-elle constituée ?

Idéologiquement et militairement, la filiation avec Ansar al-Islam et le groupe al-Qaida en Irak d’Abou Moussaab al-Zarqaoui s’est faite en ligne directe depuis 2003. L’EIIL s’est initialement mise en place sous l’égide de l’Arabie Saoudite et roulait pour elle en s’opposant à la mainmise de la majorité chiite sur l’État irakien. Mais les choses ont changé en 2009/2010, quand le Qatar les a « rachetés » dans le cadre de sa rivalité avec l’Arabie. À la suite de ce basculement, le prince saoudien Bandar ben Sultan, chef des services spéciaux saoudiens qui avaient soutenu l’EIIL à ses débuts, a contribué à la mise en place en Syrie d’un groupe djihadiste rival, Jabhat al-Nosra, qui s’est violemment affronté avec l’EIIL.

Qui soutient aujourd’hui l’EIIL ?

En 2013 et suite au remplacement du cheikh Hamad bin Khalifa al-Thani, émir du Qatar, par son fils Tamim ben Hamad, les choses ont commencé à changer. Le Qatar a fortement diminué son soutien généralisé aux salafistes en général et à l’EIIL en particulier, ce qui ne veut pas dire que des Qataris privés n’ont pas continué à verser des fonds. Parallèlement, des choses ont changé en Arabie saoudite. Le prince Bandar ben Sultan a été limogé et les proches du roi Abdallah ont pris la main. Ils veulent composer avec l’Iran chiite, ont lâché brutalement les Frères musulmans en Égypte et ailleurs et souhaitent restreindre les soutiens privés saoudiens aux djihadistes. Le roi Abdallah a signé des décrets interdisant aux djihadistes de remettre les pieds dans le pays et les djihadistes saoudiens se trouvant en Syrie et en Irak y sont coincés. Tous ces éléments ont changé bien des choses pour l’EIIL, qui dispose d’armes en grosses quantités, mais doit trouver des revenus de substitution par le pillage, les enlèvements et la mainmise sur certaines infrastructures pétrolières. Il a bien fallu se payer sur la bête et partir en avant…

Comment les choses pourraient-elles évoluer ?

La situation est très instable et deux hypothèses sont possibles à mes yeux. La première, c’est que Nouri al-Maliki s’effondre rapidement, ce qui n’est pas exclu puisqu’il n’a personne à aligner en face des extrémistes sunnites. Dans ce cas, une fois al-Maliki sorti du jeu, les chiites de l’armée du Mahdi et quelques autres sont à mes yeux de taille à stopper l’avance de l’EIIL et à les repousser vers le nord. Je me demande si ce n’est pas le jeu que jouent actuellement les États-Unis, dont l’attentisme est frappant et qui se satisferaient sans doute du départ d’al-Maliki qu’ils considèrent comme une planche pourrie.

Et si al-Maliki ne tombait pas rapidement ?

Dans ce cas, il y aurait des affrontements violents à Bagdad qui se trouve à la frontière communautaire entre les chiites et les sunnites, avec des banlieues chiites très peuplées. Les djihadistes sunnites vont chercher à s’emparer au moins du nord de la ville, dont la possession est à leurs yeux nécessaire pour garantir leur prestige et verrouiller les routes de contrôle des champs pétrolifères du Nord. Comme en Syrie, il est important pour eux de sanctuariser leurs positions dans des zones urbaines où ils peuvent mieux tenir le terrain qu’en rase campagne et où ils sont moins vulnérables aux attaques aériennes.

Estimez-vous possible qu’on assiste à une alliance conjoncturelle entre l’Iran et les États-Unis sur cette affaire ?

L’Iran a tout intérêt à laisser les États-Unis et les Occidentaux s’enferrer dans cette situation dont ils sont en grande partie responsables. Téhéran jouera certainement le pourrissement du conflit pour démontrer qu’il est une puissance régionale responsable sans visées belliqueuses et que les Occidentaux se trompent d’allié en s’acoquinant avec les pétromonarchies ou en laissant le champ libre aux salafistes dans le monde arabe en général et en Syrie en particulier. Plus que la protection de la communauté chiite irakienne, la ligne rouge de Téhéran dépendra du comportement des djihadistes sunnites dans les sanctuaires du chiisme que sont les villes de Najaf et Kerbéla. Dans tous les cas, Téhéran s’efforcera de ne pas apparaître comme un allié des États-Unis, mais plutôt comme un ultime recours que l’on viendra, toute honte bue, supplier d’agir.

Que feront les Turcs ?

Plutôt qu’évoquer « les Turcs », je préfère parler de l’AKP du Premier ministre Erdogan. Ce parti au pouvoir en Turquie a soutenu à fond les islamistes radicaux en Syrie et se trouve aujourd’hui dans une situation impossible : la consolidation et la quasi-indépendance du Kurdistan irakien pourraient donner de bien mauvaises idées aux Kurdes de Turquie ! Que vont souffler les militaires turcs à l’oreille de l’AKP ? Il n’est pas impossible qu’ils exigent la fermeture de la frontière avec la Syrie, voire qu’ils cherchent à faire le ménage dans les zones occupées par les djihadistes, qui justifient par leur présence la résistance armée des Kurdes. Cependant, on imagine mal que de telles initiatives concernant un pays membre de l’Otan puissent survenir sans un accord américain minimum.

On évoque parfois la naissance d’un « Djihadistan » entre une partie de la Syrie aux mains d’EIIL et le nord de l’Irak. Qu’en pensez-vous ?

Cette idée ne tient pas la route. L’EIIL n’a aucun moyen de le mettre en place et de le maintenir sans moyens, sans administration, sans organisation. Ce sont des bandits, des pillards, des aventuriers dépourvus de sens politique et souvent étrangers à la région. Ils n’ont pas d’autre objectif que celui de vivre en se payant sur la bête et en réalisant leurs fantasmes au détriment des populations locales. Mais le mouton n’aura bientôt plus de laine à tondre… Je vous fais observer qu’ils sont honnis des populations, et que là où ils passent, les gens s’enfuient ! Les longues colonnes de réfugiés qu’on a pu voir s’enfuyant de Mossoul, tout comme les réfugiés syriens dans des camps de fortune en Turquie ne quittent pas leur pays par peur des armées de Bachar el-Assad ou de Nouri al-Maliki. Ce ne sont pas non plus des chiites. Ce sont des musulmans sunnites qui tentent de se soustraire au régime de terreur que leur imposent les djihadistes. Cela étant, si la communauté internationale échaudée par les échecs piteux des Occidentaux en Afghanistan, en Libye, en Somalie et maintenant en Irak, ne réagit pas immédiatement avec vigueur, l’EIIL est parfaitement capable d’entretenir une zone grise d’insécurité permanente et un réservoir de djihadistes dans cette partie du monde.

Entretien mené par Jean Guisnel

EmailPrintFriendlyBookmark/FavoritesFacebookShare

Mots clés : , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *


*