Publié le : 23 janvier 2012
Source : cerclechercheursmoyenorient.wordpress.com
Note de La Plume à Gratter : vous trouverez ci-dessous le remarquable travail effectué par Céline Lebrun en 2012, alors qu’elle était encore étudiante en master de Science Politique à l’université Paris VIII. Une analyse particulièrement complète (je sais, c’est long, mais c’est réellement passionnant, alors courage !), scrupuleuse et à mon sens incontestable de la nature profondément coloniale du sionisme. Chapeau bas, Céline !
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Nous verrons ici que ce qui distingue le mouvement nationaliste sioniste des autres formes d’expressions du nationalisme juif trouve sa source dans son caractère intrinsèquement colonialiste. Colonialiste, en ce sens où le sionisme est une doctrine qui légitime une entreprise de colonisation. En effet, si le sionisme regroupe lui aussi, à l’image du nationalisme juif, différents courants, tous ont pour plus petit dénominateur commun « le projet de donner à l’ensemble des juifs du monde un centre spirituel, territorial ou étatique ».
« The choice that Herzl made and his successors endorsed was that of colonialism. Calling his and his movement’s decisions colonialist may seem trivial to an outsider. It is almost unthinkable for an Israëli Jew to describe the man or his project in such terms, unless one recognises it as the beginning of a tortuous trip outside the tribe and far away from its ideology. Long before I contemplated such a journey, brave Israëlis had embarked on suh a road. Except for them, I would not have found the courage to start the journey myself. Their lives changed not so much as a result of their recognition of Zionism as a colonialist movement in its early years; it was rather their realisation that it has not ceased to be one in the present that led tem into direct confrontation with their society and quite often with their families. Once you have crossed that Rubicon, you can not engage any more in a ‘normal’ or conventional way with your society, be it family members, professional peers or the general public. » Ilan Pappe, Out of the Frame. The Struggle for Academic Freedom in Israël. [1]
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La seconde moitié du XIXe siècle, marquée par la montée des nationalismes européens, la xénophobie qui les accompagne et par l’essor « brutal » du capitalisme en Europe de l’Est, voit la dégradation de la situation des Juifs de cette région qui se retrouvent marginalisés. Comme l’explique Nathan Weinstock lorsqu’il revient sur le sens et l’origine du sionisme dans sa Genèse d’Israël , « victimes du nationalisme agressif de la bourgeoisie montante des pays d’Europe de l’Est, les classes moyennes juives adoptent tout naturellement à leur tour l’idéologie nationaliste de leur voisin » [2]. Nathan Weinstock décrit la naissance d’un nationalisme juif « réflexe » et donne pour preuve de cette origine circonscrite du nationalisme juif à l’Europe de l’Est que celui-ci ne se retrouvait pas à l’époque dans les communautés juives arabes, asiatiques ou d’Amérique, ni même d’Europe occidentale. Sur ce point, il est rejoint par Shlomo Sand lorsque celui-ci affirme que : « Une civilisation “yiddishiste” laïque et moderne s’était développée dans ces régions [d'Europe de l'est]. Phénomène culturel inconnu parmi les communautés juives des autres parties du monde. C’est cette culture spécifique, et non pas la croyance religieuse, qui constitua l’incubateur principal de la fermentation protonationale et nationale ». [3]
Le nationalisme juif qui s’étend suivant la trajectoire des centaines de milliers de juifs émigrants d’Europe orientale vers l’Europe de l’ouest accentuant une montée de l’antisémitisme [4] donne naissance à divers courants nationalistes, parmi lesquels le sionisme.
Quelle est donc la spécificité de la doctrine nationaliste sioniste qui donnera naissance à un mouvement politique organisé, le sionisme politique ? Nous verrons ici que ce qui distingue le mouvement nationaliste sioniste des autres formes d’expressions du nationalisme juif trouve sa source dans son caractère intrinsèquement colonialiste. Colonialiste, en ce sens où le sionisme est une doctrine qui légitime une entreprise de colonisation. En effet, si le sionisme regroupe lui aussi, à l’image du nationalisme juif, différents courants, tous ont pour plus petit dénominateur commun « le projet de donner à l’ensemble des juifs du monde un centre spirituel, territorial ou étatique ». [5]
Nous verrons donc dans un premier temps que si beaucoup, notamment parmi les tenants de l’historiographie israélienne classique, continue de voir dans le nationalisme le meilleur cadre d’analyse du sionisme, une analyse en terme de colonialisme telle qu’adoptée par de nombreux historiens, entre autres par ceux que l’on nomme les « nouveaux historiens » israéliens, est certainement la plus adaptée. Pour saisir un peu plus la pertinence de l’approche du sionisme en terme de colonialisme, nous aborderons dans un second temps les manifestations actuelles du sionisme, bien après la création de l’Etat d’Israël, c’est-à-dire bien après que le sionisme ait atteint son but national revendiqué.
I) Le sionisme : nationalisme ou colonialisme ?
Les partisans de l’historiographie israélienne classique
Comme nous l’avons souligné en introduction, « le sionisme s’inscrivit en fait, malgré son caractère marginal, dans la dernière vague de l’éveil des nationalismes en Europe et apparut parallèlement à la montée des autres idéologies identitaires de la région ». [6] Partant de cette réalité, beaucoup, à l’image de Gideon Shimoni dont nous discuterons ici les thèses soulevées dans son article Postcolonial Theory and the History of Zionism [7] décrivent le sionisme comme étant purement et simplement une doctrine nationale et critiquent la comparaison du sionisme à une forme de colonialisme. Divers arguments sont avancés, que nous retrouvons de manière non exhaustive mais condensée dans l’article de Gideon Shimoni, raison pour laquelle nous avons choisi de partir de ce texte pour ensuite le discuter à la lumière d’autres auteurs.
Dans son article, Shimoni commence par critiquer Edward Saïd lorsque celui-ci décrit le sionisme comme « un cas de colonialisme européen », affirme que « tout ce que les sionistes ont fait en Palestine, ils l’ont fait en tant que participants d’une entreprise de colonialisme de peuplement » et que « le sionisme ne s’est jamais présenté sans ambiguïté comme un mouvement de libération juif, mais plutôt comme un mouvement juif pour une implantation coloniale en Orient ».[8] La première critique formulée par Shimoni repose sur les représentations de la Palestine, et de l’Orient en général, au sein du mouvement sioniste. Il explique que l’on ne peut pas parler de colonialisme pour le sionisme car celui-ci ne reprenait pas systématiquement le discours colonial et ses représentations d’un autre – Arabe en l’occurrence – sous les traits de l’orientalisme, mais qu’il existait plutôt des tensions entre d’une part les sionistes « intégrationnistes », ayant une vision idéalisée de l’Orient, affirmant les racines orientales du sionisme et des Juifs et d’autre part ceux qui, se pensant comme avant-poste de l’Europe – à l’image de Vladimir Jabotinsky qui affirmait : « Nous allons sur la terre d’Israël dans le but d’avancer les frontières morales de l’Europe jusqu’à l’Euphrate » [9] – s’inscrivaient dans le discours colonial européen.
Les arguments soulevés ensuite par Shimoni s’attachent à l’incarnation pratique du sionisme politique. Si Shimoni reconnait l’existence d’une « praxis coloniale », il développe l’idée qu’il s’agit d’une colonisation de fait, qui serait le produit d’un contexte, autrement dit, « une colonisation sans colonialisme » : « The colonizing praxis of Zionism was never an end in itself, it developed, alongside energetic political diplomacy and ramified cultural renascence, essentially as a strategy of nationalism, a tool rendered indispensable in the socioeconomic circumstances of the time and place in which Jewish nationalist aspirations were played out ». [10]
Les arguments auxquels se réfèrent Shimoni s’appuient sur les formes classiques du colonialisme : Shimoni souligne ainsi que « la colonisation sioniste en Palestine ni n’émanait de, ou agissait dans les intérêts d’un Etat ou d’une métropole centre en dehors de la Palestine », que celle-ci visait plus à investir en Palestine qu’à en extraire des profits ou des ressources et enfin que l’exploitation de la main d’œuvre locale était évitée voire proscrite. Autant d’arguments qui font pour Shimoni que l’essence du sionisme est nationale plus que coloniale et que le cadre le plus pertinent pour l’appréhender est donc celui d’une « idéologie et d’un mouvement ethno-national ».
Shimoni conclut sur l’idée que la « praxis coloniale » du sionisme serait en quelque sorte une « conséquence » malheureuse du nationalisme juif mais il la légitime en la présentant comme un moindre mal, partant du postulat que les Juifs n’avaient pas d’autres opportunités ni d’autres endroits où aller et que le déni de l’autodétermination nationale en « Eretz Israël » aurait été une « blessure mortelle », alors que pour les Arabes/Palestiniens, cela représentait juste une blessure (puisqu’ils avaient ailleurs où aller).[11]
La conclusion de Shimoni est que le conflit israélo-palestinien n’est donc pas un conflit colonial mais un conflit entre deux mouvements nationaux, juif et palestinien. Les perspectives des théories post-coloniales dans l’étude du conflit israélo-arabe n’auraient d’utilité que pour comprendre la perception subjective qu’ont les Arabes du sionisme : « So, other than gratifying those who seek to malign if not de-legitimize Israël, what does a post-colonial theory perspective contribute to comprehension of the nature of the conflict that developed between Jews and Arabs ? It does, of course, help us to understand the subjective Arab perception of Zionism. But, other than this, it has no explanatory value for comprehending the Jewish-Arab conflict ».[12]
Le Colonialisme comme cadre d’analyse pertinent
La faiblesse de l’argumentation de Shimoni réside dans la dichotomie qu’il effectue entre nationalisme et colonialisme, expliquant qu’il y aurait d’une part ceux qui soutiennent la thèse que le sionisme est un nationalisme et d’autre part ceux privilégiant le prisme du colonialisme. Or, si l’on en revient au sens strict du colonialisme comme doctrine qui légitime le processus de colonisation, cela n’exclut pas le mélange des genres ni les spécificités propres à chaque situation coloniale. Nathan Weinstock, qui formule dès 1969 une analyse critique du sionisme en terme de colonialisme, l’explique parfaitement lorsqu’il revient sur les traits singuliers du sionisme qui le distingue de la colonisation courante : le schéma du colonialisme est un concept opératoire qui doit être enrichi et complété par l’analyse du phénomène particulier auquel on désire l’appliquer. Il n’existe pas de colonisation « chimiquement pure ». Au départ, les sionistes convenaient d’ailleurs volontiers du caractère colonialiste de leur entreprise. Cependant en 1931, Kisch[13] note dans son journal qu’il s’efforce d’éliminer les expressions compromettantes (« colonie », « coloniser ») du vocabulaire sioniste.[14]
Dans son article Zionism as Colonialism: A Comparative View of Diluted Colonialism in Asia and Africa [15], Ilan Pappe, qui décrit rapidement les débats entre les tenants de l’historiographie israélienne classique, comme Shimoni, et ceux d’une historiographie plus critique à l’image de Baruch Kimmerling et Gershon Shafir[16] qui remet en cause cette dichotomie lorsqu’il explique que le sionisme est « un colonialisme non conventionnel, dilué par de fortes caractéristiques nationalistes » ou encore que « les colons sionistes [...] étaient motivés par un élan national mais agirent en purs colonialistes ». [17]
Dans ce même article, Ilan Pappe explique que ce qui a transformé le sionisme d’un projet national en un projet colonial a été la “territorialisation” : « At first, these impulses to move had little to do with the wish to colonize but rather indicated a strong desire to build an ideal life. The territorialization, mainly the choice of Palestine, transformed Zionism from a national project into a colonialist one ». [18]
Or, comme nous l’avons vu dans les différentes définitions données jusqu’ici du sionisme, cette territorialisation était inhérente au projet sioniste même s’il fallut attendre le sionisme politique pour sa mise en œuvre. On retrouve en effet déjà cette idée chez Hess Moses, premier théoricien du sionisme, qui rédigea en 1867 un livre au titre explicite : Projet de colonisation de la Terre Sainte. [19]
Cette idée se retrouve formulée en 1896 par Theodor Herzl, dans son livre L’Etat des Juifs [20], dans lequel il formule quatre hypothèses : il existe un peuple juif, celui-ci ne peut être assimilé dans les sociétés où il est dispersé, il a un droit sur la « Terre promise », où il n’y a pas d’autre peuple. C’est sur cette base qu’il fonde le sionisme politique, donne au mouvement sioniste une théorie et une organisation, l’Organisation sioniste et le Fonds National Juif. Ainsi, là encore dès le début, se retrouve formulée et légitimée la nécessité de l’entreprise coloniale, dans les termes même du discours colonial : « Pour l’Europe, nous constituerions là-bas un avant poste contre l’Asie, nous serions l’avant-garde de la civilisation contre la barbarie ». [21] Theodor Herzl imagine d’ailleurs une matérialisation possible du projet national sioniste sur le modèle des compagnies à charte et orientera ses efforts diplomatiques dans le but d’en obtenir une des puissances coloniales européennes.
Parmi les grandes recommandations prises lors du premier congrès sioniste réunit à Bâle le 27 août 1897, trois illustrent la nature coloniale du projet national sioniste et permettent à nouveau de critiquer les thèses de Shimoni :
(1) L’encouragement systématique de la colonisation de la Palestine par l’établissement d’agriculteurs, d’artisans et d’ouvriers juifs.
(2) L’organisation et la fédération de tout le judaïsme au moyen de sociétés locales et de fédérations générales dans la mesure permise par les lois du pays où elles sont fondées. [...]
(3) Des démarches préparatoires afin d’obtenir des gouvernements le consentement nécessaire pour atteindre le but du sionisme. [22]
Ces recommandations, outre la référence explicite à une entreprise de colonisation, témoignent, tout comme les démarches diplomatiques d’Herzl, de la recherche d’une base métropolitaine, que ce soit à travers l’établissement de fédérations juives ou du soutien des gouvernements occidentaux, présenté comme « nécessaire pour atteindre le but du sionisme ». Ces recommandations et les évènements qui suivirent contredisent ainsi l’affirmation de Shimoni selon laquelle « la colonisation sioniste en Palestine ni n’émanait de, ou agissait dans les intérêts d’un Etat ou d’une métropole centre en dehors de la Palestine ». [23]
En effet, les intérêts sionistes rencontrent rapidement ceux des puissances européennes, notamment anglaise, à l’heure où la « Question d’Orient » sur le devenir des régions administrées par un Empire ottoman décadent constitue un enjeu majeur pour elles. Ainsi, bien que les sionistes n’aient pas attendu leurs accords pour entreprendre la colonisation de la Palestine, ceux-ci obtiennent en la déclaration Balfour du 2 novembre 1917, une « charte » tacite des Britanniques qui légalise la colonisation en déclarant envisager « favorablement l’établissement en Palestine d’un foyer national pour le peuple juif, et [employer à l'avenir] tous ses efforts pour faciliter la réalisation de cet objectif ». [24]
Pour appuyer l’idée de l’existence d’une base métropolitaine à l’entreprise sioniste, on peut également se référer à Nathan Weinstock qui explique le rôle premier des financements extérieurs, notamment des barons Edmond de Rothchild et Maurice de Hirsch via l’Association de la Colonisation Juive (ICA), sans lesquels la première vague de colonisation de 1880 à 1900 n’aurait pu se faire. Quant à la seconde vague de colonisation qui survient après la formulation du sionisme politique en 1897, Nathan Weinstock souligne fort bien le rôle primordial des organisations de colonisation, principalement le KKL (“Fonds National Juif“, créé en 1901, faute de charte, pour acheter les terres et entreprendre la colonisation) qui permet l’achat et la redistribution de terres aux colons. Il faut noter que là encore les financements sont essentiellement le fait de la diaspora. On remarque donc l’existence d’une base métropolitaine réelle au colonialisme juif, bien que celle-ci ne se présente pas sous les traits classiques de la métropole.
De plus, on observe que les colons sionistes ne se naturalisent pas une fois installés en Palestine ottomane et ce pour se prévaloir le cas échéant de l’aide des consuls, notamment dans le cadre de la politique des puissances impérialistes européennes de « protection des minorités » au Proche-Orient ottoman. Nathan Weinstock observe qu’après la chute de ce dernier et l’octroi aux Britanniques d’un mandat sur la Palestine par la Société des Nations, « les caractéristiques propres du mouvement sioniste s’accentueront à partir de 1918 par le rôle particulier des institutions sionistes qui substituent ainsi des agences internationales et impersonnelles à la protection métropolitaine habituelle ». [25]
En ce sens, de nombreux historiens ont décrit dans la révolte du Yichouv [26] contre la présence britannique, qui commence pendant la seconde guerre mondiale et dure jusqu’en 1948, une révolte des colons contre la métropole. Nathan Weinstock, qui parle d’une succession de « coups fourrés », explique que « le conflit judéo-anglais de l’après-guerre présente ainsi certaines affinités avec la guerre des Boers ». Il va plus loin en intégrant la guerre de 1948 à cette période : « Plus déroutante encore est la guerre de 1948. En surface, le conflit se déroule entre juifs et arabes. Mais en réalité, la principale victime – le peuple arabe de Palestine – n’a guère participé aux combats. Quant aux armées arabes en général, loin de lutter contre le colonialisme britannique, elles sont dirigées en fait par le Colonial Office et ses agents ». [27]
Ilan Pappe observe ainsi que : « La guerre de libération sioniste contre l’empire, qui dura 3 ans, 1945–1948, était la même qu’avait combattu aussi les colons américains, australiens et néo-zélandais contre leur métropole (et récemment par Ian Smith en Rhodésie). Ce sont tous des exemples de colonialisme européen qui ont engendrés un nationalisme territorial local ». [28]
La guerre de 1948 apparait bel et bien comme une guerre d’indépendance dirigée vers l’ancienne métropole, mais elle est également dirigée contre les indigènes et donc demeure une guerre coloniale. Cette caractéristique se retrouve dans la préparation et la mise en œuvre méthodique de la conquête du plus grand territoire possible accompagné du nettoyage ethnique de la Palestine. Ces deux logiques à l’œuvre dans la guerre de 1948 s’incarnent dans le Plan Dallet, rédigé le 10 mars 1948 par Israël Ber et Moshe Pasternak, sous la supervision de Yigal Yadin, chef des opérations de la Haganah [29]. Ce plan servit de base aux opérations des milices du Yichouv, et de l’armée israélienne qui les remplace après la déclaration d’indépendance le 15 mai 1948, opérations qui conduisirent à l’expulsion massive des Palestiniens. Selon les historiens et les rapports de l’ONU de cette époque, le 14 mai 1948, plus de 400.000 Palestiniens avaient déjà été chassés de leur maison. Entre 1947 et 1949, 531 villages ont été vidés de leur population et/ou rasés. On dénombre des massacres dans environ 70 villages – parmi lesquels, celui de Deir Yassin, le 9 avril 1948, 150 morts ou encore celui de Saliha, du 30 octobre au 2 novembre 1948, 80 morts. En tout, ce sont près de 800.000 Palestiniens qui se retrouvèrent expulsés et réfugiés, essentiellement en Cisjordanie , à Gaza ou dans les pays limitrophes, soit plus que l’ensemble de la population juive à l’époque (640.000).[30]
Le concept primordial pour comprendre ces évènements est celui de colonialisme de peuplement, et c’est là la seconde faiblesse des thèses de Shimoni qui ne voit pas la spécificité de ce colonialisme par rapport au colonialisme classique.
Ainsi, lorsqu’il affirme qu’on ne peut pas appliquer le concept de colonialisme au sionisme en s’appuyant sur le fait que celui-ci visait plus à investir en Palestine qu’à en extraire des profits ou des ressources et enfin que l’exploitation de la main d’œuvre locale était évitée voire proscrite, il ne voit pas que cela constitue les caractéristiques du colonialisme de peuplement. Patrick Wolfe, dans un article consacré à ce colonialisme et à l’élimination des natifs, explique comment le colonialisme de peuplement est par sa nature éliminatoire et ne cherche pas à exploiter mais à remplacer les indigènes : « Settler colonialism has both negative and positive dimensions. Negatively, it strives for the dissolution of native societies. Positively, it erects a new colonial society on the expropriated land base—as I put it, settler colonizers come to stay: invasion is a structure not an event. In its positive aspect, elimination is an organizing principal of settler-colonial society rather than a one-off (and superseded) occurrence. The positive outcomes of the logic of elimination can include officially encouraged miscegenation, the breaking-down of native title into alienable individual freeholds, native citizenship, child abduction, religious conversion, resocialization in total institutions such as missions or boarding schools, and a whole range of cognate biocultural assimilations. All these strategies, including frontier homicide, are characteristic of settler colonialism ». [31]
De plus, Shimoni n’évoque pas la première phase de colonisation, entre 1880 et 1900, qui a reposé essentiellement sur l’exploitation de la main d’œuvre arabe. Pourtant, ce n’est qu’après la naissance du sionisme politique et le début de la seconde colonisation que le sionisme opère véritablement sa transformation d’un colonialisme classique vers un colonialisme de peuplement.
Nathan Weinstock revient sur ce processus en montrant ce qui caractérisaient et opposaient les deux conceptions sionistes de l’époque. La première, correspondant à un type de colonialisme classique, de « planteurs » [32], intègre l’indigène arabe qui va être lié au système de production et à l’économie. La deuxième conception, celle d’une colonisation ouvrière, par la voie de la conquête du travail, sur le modèle des « pionniers » prône « le travail juif » et donc une économie séparée. Weinstock illustre les tensions qui se nouent alors : « le sionisme ne désirait pas simplement les ressources de la Palestine [...] mais le pays lui-même qui devait servir à la création d’un nouvel Etat national. Cette nouvelle nation était destinée à avoir ses propres classes sociales y compris une classe ouvrière. Par conséquent, les arabes n’étaient pas destinés à être exploités mais à être remplacés dans leur totalité. [...] De ce fait, les sionistes entrèrent en conflit non seulement avec les paysans arabes expropriés, mais aussi avec les intérêts des colons du baron [33] qui préféraient engager la main d’œuvre arabe meilleur marché. Cette question se trouva au premier plan de la lutte interne de la communauté d’immigrants durant les trois premières décennies du siècle ».[34]
Weinstock explique que, dans la recherche d’une « solution du problème conforme au colonialisme classique », les fonds sionistes auront la principale fonction de suppléer aux différences de salaires entre les Juifs et les fellahs arabes et qu’apparaitra même l’idée de substituer des travailleurs juifs du Yémen aux arabes.[35] Sur ce point, Ilan Pappe explique comment le mouvement sioniste « en vint à amener de la main d’œuvre de l’extérieur qui était similaire à l’origine aux groupes natifs mais idéologiquement acceptable pour le monde colonial. (…) Les Juifs européens ont progressivement préféré les Juifs arabes aux Palestiniens et les ont inclus à la composition démographique du territoire ». [36]
Dans son film Jaffa, la mécanique de l’orange, Eyal Sivan montre les conséquences de cette évolution du colonialisme juif en Palestine. Amnon Raz-Krakotzin, historien israélien y explique que : « paradoxalement le rêve colonial entretient la vision d’une certaine collaboration entre Juifs et Arabes. Il règne une égalité relative, au moins dans certains domaines. [...] Mais le sionisme, avec son “travail juif” a empêché toute coexistence, même de type colonial. C’est le paradoxe, le colonialisme fait toujours une place aux indigènes, certes en les opprimant. [...] Mais le sionisme condamne même l’emploi des arabes ». [37]
Rona Sela, chercheuse en photographie, travaillant notamment sur l’iconographie sioniste, montre comment cette période a été complètement évacuée dans la conscience et la mémoire collective israéliennes et remplacée par les représentations sionistes.
Ce sont ces représentations sionistes que nous allons maintenant analyser pour montrer qu’elles s’inscrivent pleinement dans le discours colonial. Contrairement à ce que semble affirmer Gideon Shimoni, le discours colonial ne peut être réduit à un discours orientaliste. Comme le montrent Patrick Wolfe et Eyal Sivan, beaucoup d’autres représentations de type colonial se retrouvent dans le discours sionistes et caractérisent ici le colonialisme de peuplement.
Le premier de ces mythes est celui de la Terra Nullius, « une terre sans peuple pour un peuple sans terre ». Patrick Wolfe fait à ce sujet la comparaison avec la colonisation de l’Australie où la présence des Aborigènes fut totalement niée. Un second élément du discours colonial, corrélatif au premier est la doctrine de la découverte. Comme l’observe Wolfe, la doctrine de la découverte permet la déclaration d’un droit d’indigènes.[38] Or, cet élément du discours est primordial et Wolfe l’explique : « On the one hand, settler society required the practical elimination of the natives in order to establish itself on their territory. On the symbolic level, however, settler society subsequently sought to recuperate indigeneity in order to express its difference—and, accordingly, its independence— from the mother country ». [39]
S’appuyant là encore sur l’exemple australien et l’appropriation d’éléments de la culture aborigène par les colons, il observe que le sionisme : « still betrays a need to distance itself from its European origins that recalls the settler anxieties that characterize Australian national discourse. Yiddish, for instance, was decisively rejected in favour of Hebrew—a Hebrew inflected, what is more, with the accents of the otherwise derided Yemeni mizrachim ». [40]
C’est ce processus de substitution aux indigènes et d’appropriation de leur culture qu’illustre Eyal Sivan dans Jaffa, la mécanique de l’orange où il met en exergue le processus d’appropriation de l’image de l’orange de Jaffa par le sionisme. Rona Sela y explique par exemple : « Nous leur avons d’abord pris l’idée, utilisé l’image, et après 1948, nous leur avons pris la terre, mais ça, c’est une autre histoire… »
Cela a été rendu possible par un autre élément essentiel dans le discours colonial : celui de la civilisation, du progrès et de la modernisation. Pour rester sur l’exemple de l’orange, bien que la production existait déjà bien avant le sionisme, le récit de la découverte, « du nouveau monde », de la terra nullius, permet de développer la représentation du « progrès dans la désolation ». Les sionistes auraient ainsi fait « fleurir le désert ».
Quant à l’orientalisme que Shimoni évoque, il est bel et bien présent et s’impose dans la représentation sioniste, face aux représentations intégrationnistes pro-orientales. Ainsi pour la commercialisation des oranges, une représentation romantique de l’Orient est utilisée.[41] Comme l’observe Amnon Raz-Krakotzin : « C’est le retour des Juifs en Orient qui a fait d’eux des Occidentaux. Et les Juifs apportent à l’Orient quelque chose qui en réalité lui appartient, l’orange. Mais c’est l’Orient vu de l’Occident, c’est exactement ça ». [42]
Si l’on en revient une fois de plus à ce qu’est le colonialisme, une doctrine qui légitime le fait colonial, nous venons de faire la démonstration – rapide – que c’est exactement à cela que s’emploient les éléments fondateurs du discours sioniste. Nous irons même plus loin en disant que c’est le développement du discours colonial sioniste qui a encouragé, a priori, celui de la colonisation et qu’il ne s’est pas contenté de venir la légitimer a posteriori, remettant ainsi en cause la thèse de Shimoni d’une « colonisation sans colonialisme »[43].
Pour conclure cette première partie, quand bien même les intentions et motivations premières du sionisme auraient été nationales, il convient de se rappeler, dans une démarche scientifique, à l’inverse de ce que pense Shimoni, que : « un processus ne se juge pas d’après l’idée que l’on s’en fait, mais bien à partir de son contenu effectif. Que les sionistes de la deuxième “alya” aient été sincèrement persuadés qu’ils allaient fonder une république communautaire juive, voilà qui est indiscutable. Pourtant, leur entreprise a été objectivement une expansion coloniale, comme Herzl l’avait instinctivement senti, lorsqu’il proposait de créer des compagnies de colonisation, projet qu’incarneront les fonds sionistes ». [44]
II) L’Actualité du sionisme : entre colonialisme interne et poursuite de la colonisation
« Le colonialisme de peuplement a deux caractéristiques principales. Premièrement, il est gouverné par une logique d’élimination. Les colons viennent pour rester. Leur mission première n’est pas d’exploiter les autochtones mais de les remplacer. Deuxièmement, l’invasion n’est pas événementielle, mais structurelle. Au-delà de la violence fondatrice de l’expropriation territoriale, les autochtones qui ont survécu sont soumis à une variété de stratégies au moyen desquelles la société coloniale cherche à les éliminer ».[45]
Comme nous venons de le voir, l’Etat d’Israël, créé en 1948, n’est pas seulement l’aboutissement d’un mouvement national juif mais le produit d’une idéologie coloniale. Dans cette partie, il s’agira d’observer l’actualité de cette idéologie dans ses conséquences sur la structuration de la société israélienne et les politiques – notamment extérieures – de l’Etat. Du colonialisme interne à la poursuite de la colonisation, en passant par l’occupation, nous verrons que le sionisme continue de définir la nature de l’Etat d’Israël en « Etat colonial de fondation et de fondement »[46] : Israël n’est pas seulement un « Etat juif » mais un Etat sioniste.
Israël : « l’Etat des Juifs »
L’Etat d’Israël qui se définit comme l’Etat des Juifs s’est appuyé et s’appuie encore sur la diaspora juive. Une des premières conséquences de cette définition a été la loi du retour : tout Juif, de quelque nationalité qu’il soit, peut devenir citoyen israélien. L’Etat d’Israël octroie ainsi la citoyenneté à des Juifs qui ne résident pas en Israël mais le perçoivent plutôt comme un « pays de réserve »[47], « au cas où ». Outre le fait que cette politique maintient la thèse d’une assimilation/intégration impossible des Juifs de la diaspora dans leur pays « d’accueil », elle entraîne de fait une discrimination à l’égard des individus non juifs, notamment les indigènes dépossédés de leur droits, qui souhaiteraient acquérir la citoyenneté israélienne. Plus encore, comme le note à juste titre Weinstock : « Il n’est même pas certains qu’Israël soit l’Etat des Israéliens d’ascendance juive dans la mesure où l’Etat se réclame du mouvement sioniste mondial, les sionistes de New York ou de Johannesburg ont un droit de regard absolu sur les affaires israéliennes ». [48]
Ce premier élément témoigne du maintien dans la nouvelle société israélienne du discours sur l’essentialisme juif et donc du racisme.[49] Le premier théoricien du sionisme, Hess Moses, « imprégné de l’état d’esprit “scientifique” de son époque, en particulier de l’anthropologie physique, dont l’influence se reflète dans sa nouvelle théorie identitaire »[50] va fonder cette dernière sur la notion de « race ». La « race juive » qui était donc l’ « axiome à partir duquel [les sionistes] pensai[ent], rêvai[ent], imaginai[ent] l’antique peuple juif » [51] va ainsi nourrir l’imaginaire national israélien.
Comme l’explique Shlomo Sand : « Pour renforcer une identité juive laïque fragile, il n’[a] pas suffi d’écrire l’histoire des Juifs, qui était, comme on l’a vu, trop hétérogène sur le plan culturel et plutôt discontinue sur le plan chronologique. Le sionisme dut se nourrir d’une science supplémentaire : la biologie, mobilisée pour renforcer le concept de l’”antique nation juive ».[52]
Dans son livre, Sand montre comment après le positivisme anthropologique et la biologie, c’est la génétique qui a été mobilisée pour tenter d’alimenter la thèse sioniste d’un peuple-race juif : « La génétique, comme l’archéologie dans les années 50 en Israël, était une science biaisée entièrement dépendante d’une conception historique nationale qui s’efforçait de trouver une homogénéité biologique au sein des juifs dans le monde ». [53] Les généticiens avaient ainsi intériorisé le mythe sioniste et cherchaient à y plier les résultats de leur recherche, le tout dans le cadre d’une nouvelle discipline, « la génétique des juifs », qui existe encore jusqu’à aujourd’hui.
Cette idée d’un peuple-race juif se retrouve traduite dans les politiques identitaires de l’Etat d’Israël, la première étant la question de la nationalité. En Israël, il existe une distinction entre « nationalité » et « citoyenneté ». En effet, vous pouvez être citoyen israélien, mais votre nationalité sera juive, arabe, druze… En 1972, un Israélien demande à ce que soit redéfini sa « nationalité juive » en « nationalité israélienne ». La Cour Suprême israélienne répondra négativement en expliquant qu’ « il n’existe pas de nationalité israélienne ». Il faut y voir ici le cœur de la politique identitaire : la reconnaissance d’une nationalité israélienne serait en effet contradictoire avec la définition de l’Etat d’Israël comme l’Etat-nation du peuple juif. En ce sens, elle participe, comme dans d’autres Etats issus de la colonisation, à la remise en question de l’Etat-Nation tel qu’il a été définit au cours des trois derniers siècles puisque de fait l’Etat d’Israël ne correspond pas à une nation israélienne mais à un regroupement de nations et/ou de peuples (juive, arabe, druze…).
On peut donner un autre exemple de politique identitaire avec les politiques en matière de mariage. En Israël, il n’existe en effet pas de mariages civils. En apparence, cela a été justifié par la nécessité de ne pas créer de fossé entre religieux et laïques (qui constituaient la majorité) mais il faut surtout y voir la crainte de l’assimilation et des mariages mixtes.
De tout ceci découle une série de discriminations à l’égard des minorités, à commencer par la minorité palestinienne mais également celle des juifs orientaux ou mizrahim. [54] Par exemple, les Palestiniens d’Israël, qui constituent environ 20% de la population israélienne, comptent des Musulmans mais également 15% de Chrétiens, 10% de Druzes. Ces derniers, qui doivent faire leur service militaire contrairement aux Chrétiens et aux Musulmans palestiniens, illustrent, outre l’existence de discriminations, l’utilisation des divisions religieuses par l’Etat d’Israël. En 1998, un rapport de l’ONU pointe 17 lois discriminatoires en Israël, en matière de services publics, d’accès à l’éducation, à la santé, à l’emploi, aux logements sociaux.[55] (40 fin 2011 selon la député palestinienne Hanin Zoabi).
Aujourd’hui, le gouvernement israélien qui s’inquiète du faible taux de natalité juive et de la cessation de l’immigration juive cherche à se peupler de Juifs, les Arabes, indésirables dans l’Etat sioniste, constituant un « corps étranger ». Sur ce point, un sondage réalisé en octobre 2005 auprès de 1264 juifs israéliens par le Jaffee Center for Strategic Studies pour le journal israélien Haaretz est explicite : 46 % se prononcent pour le « transfert » (l’expulsion) des Palestiniens hors des territoires occupés, 31% pour celui des Palestiniens d’Israël. De plus, 61% pensent que les Arabes israéliens sont une « menace à la sécurité intérieure » et 72% se prononcent contre la présence de leurs partis dans la coalition gouvernementale.[56]
Sammy Samooha, qui associe le statut de la minorité arabe en Israël à celui des minorités dans une démocratie ethnique[57], fait ainsi d’Israël une démocratie incomplète ou de qualité inférieure, qui reprendrait le modèle étatsunien du « separate but equal ». Cependant, Shlomo Sand, revenant sur le cas des Etats-Unis qui a vu la démonstration que le « separate but equal » ne voulait pas dire « equal », va jusqu’à remettre en cause le terme de « démocratie » appliqué à Israël. Selon lui, en effet, un Etat « juif et démocratique » est un oxymore et en ce sens, le modèle le plus approprié pour désigner l’Etat d’Israël est celui d’une ethnocratie : « un Etat dont la mission principale n’est pas de servir un demos civil et égalitaire mais un ethnos biologique et religieux entièrement fictif sur le plan historique mais plein de vitalité, exclusif et discriminant dans son incarnation politique ». [58]
Si l’on suit Sand, on peut ainsi voir, avec la structuration de l’Etat d’Israël en ethnocratie, sur la base d’une hégémonie juive, l’héritage de la période coloniale décrite en première partie. Cependant, plus qu’une structure coloniale, il faut y voir ce que Pablo Gonzalez Casanova désigne sous le terme de « colonialisme interne », c’est-à-dire « une structure de relations sociales de domination entre des groupes culturels hétérogènes distincts ». [59] Développé dans les années 1960 par Pablo Gonzalez Casanova lui-même et Rodolfo Stavenhagen, puis repris par Silvia Rivera Cusicanqui, ce concept de « colonialisme interne » est utilisé à l’origine pour désigner la domination de type colonial des nouvelles classes dominantes des nouvelles sociétés post-coloniales d’Amérique latine qui jouent ainsi un rôle similaire à celui des anciennes puissances coloniales.
À la lumière de ces analyses, on comprend mieux les paradoxes contenus dans la Loi fondamentale d’Israël, article 7A : « Nulle liste ne pourra être présentée aux élections si, par ses objectifs ou par ses actes, elle implique, explicitement ou implicitement, l’un des faits suivants : (1) La négation de l’existence de l’Etat d’Israël en tant qu’Etat du peuple Juif. (2) Le rejet du caractère démocratique de l’Etat. (3) L’incitation au racisme ». [60]
Adopté un an après la création d’un nouveau parti politique, la Liste progressive pour la paix, qui se prononçait pour une « désionisation » de l’Etat d’Israël, cet article visait à protéger le caractère juif de l’Etat d’Israël face à la montée des critiques telles que le post-sionisme. Sur ce dernier, Shlomo Sand explique que : « Si le programme minimal qui réunissait encore tous les sionistes reposait sur l’idée de la nécessité pour Israël de continuer de servir d’Etat exclusif pour tous les juifs du monde, le post-sionisme, en revanche était défavorable à la pleine reconnaissance de l’Etat d’Israël dans ses frontières de 1967, mais y associait la revendication catégorique de sa transformation en une collectivité de tous ses citoyens ». [61]
Israël : la poursuite du colonialisme de peuplement
Dans ses analyses du colonialisme de peuplement, Patrick Wolfe explique qu’une fois les frontières fixées, les logiques d’élimination inhérentes à ce dernier ont deux développement possible : l’assimilation des indigènes restant [62] ou l’apartheid. Cependant, dans le cas israélien, il convient de s’interroger sur l’étanchéité entre ces deux développements possibles. En effet, Israël n’ayant pas encore fixé ses frontières définitives, les logiques d’élimination qui caractérisent la première phase du colonialisme de peuplement, telle l’expulsion des indigènes, restent possibles. Et ce sont ces logiques que l’on retrouve à l’œuvre par exemple lors de la guerre de 1967 lors de laquelle 250.000 Palestiniens sont expulsés, venant ainsi s’ajouter à la première vague de réfugiés de 1948.
Les conquêtes territoriales réalisées en 1967 marquent en effet une nouvelle étape dans la colonisation sioniste en lui ouvrant les portes de Gaza, de la Cisjordanie , de Jérusalem et des autres territoires alors occupés. Sur ce sujet, Nathan Weinstock observe que l’expansion territoriale après 1967 montre qu’Israël a « sacrifié l’acceptation de l’Etat juif par ses voisins – objectif traditionnel de la politique extérieure israélienne qui paraissait enfin près d’aboutir – à l’ambition du “Grand Israël« ». [63] Le « nouvel » objectif de la politique extérieure israélienne semble donc être celui de l’expansion territoriale et de la poursuite de la colonisation – rendant caduque une fois de plus la thèse défendue par Shimoni de la colonisation comme stratégie pour les aspirations nationales puisque celles-ci sont satisfaites depuis 1948. Ce nouvel objectif se trouve confirmé par l’élaboration du Plan Allon, peu de temps après la guerre de 1967. Ce plan Allon, en écho au plan Dallet qui avaient permis l’expulsion des Palestiniens en 1948 [64], consiste en une stratégie d’inclusion de terres /exclusion des Palestiniens.
Cette stratégie se retrouve encore aujourd’hui dans la politique de facts on the ground, politique du fait accompli, qui, dans une logique d’expansion territoriale, consiste à coloniser et à annexer le plus de territoire possible à Israël en développant pour cela toute une infrastructure autour des colonies, tels que les routes de contournement, le Mur de séparation, etc.[65] Cette infrastructure qui morcelle le territoire vise à rendre impossible la création d’un Etat palestinien viable alors qu’elle participe du mythe du « Grand Israël », qui s’étendrait du Nil à l’Euphrate.[66]
L’Etat encourage directement la colonisation des territoires occupés par des politiques d’aide à l’installation des colons (aide économique, sociale…). On distingue alors ainsi deux types de colons dans ces territoires : les colons « économiques » attirés par les politiques de l’Etat et les colons « idéologiques », convaincus pour leur part de leur droit sur « la Terre promise ».
Outre la colonisation, un autre élément découle directement du caractère colonial de l’Etat d’Israël, à savoir l’occupation. Cette occupation, qui dure depuis 1967, n’est rien d’autre qu’une mise sous tutelle des indigènes, une mise sous tutelle qui constitue le plus petit dénominateur commun du colonialisme. Alors qu’en Israël c’est le droit commun qui prévaut, les Palestiniens des territoires occupés sont administrés selon la loi martiale et se voient ainsi privés de leurs libertés politiques [67].
Pour conclure, si nous venons de démontrer la pertinence du cadre conceptuel du colonialisme de peuplement dans une analyse du sionisme mais également de l’Etat israélien, il faut remarquer que ce cadre est loin de s’imposer parmi les paradigmes dominants dans la recherche universitaire sur la question palestinienne, parmi lesquels on retrouve notamment l’approche en terme de « conflit de légitimité », dans laquelle s’inscrit Shimoni, qui entend appréhender le « conflit » opposant Israël aux Palestiniens comme une lutte entre deux nationalismes représentant les aspirations de deux peuples. Or, comme nous l’avons vu dans la première partie de ce développement, cette approche ne résiste pas à une analyse plus approfondie. De même, comme le souligne Julien Salingue, « l’approche en terme de “peacebuilding”, qui s’est largement développée durant les années 90, dans la foulée de la signature des Accords d’Oslo, a montré ses limites : le “processus de paix” ne s’est avéré être, à l’épreuve des faits, que la poursuite de l’occupation et de la colonisation par d’autres moyens. Comment, dans de telles conditions, continuer à raisonner dans un cadre théorique qui se focalise sur la “résolution pacifique du conflit” sans reposer la question de la nature du conflit et de ses formes actuelles ? » [68]
La nature de ce conflit, nous venons de le voir, est coloniale et en cela il s’agit de le réintégrer au cœur d’une histoire universelle de la décolonisation, en commençant par reconnaitre les enjeux que représentent le post-sionisme mais surtout l’antisionisme, entendu comme anticolonialisme.
Céline Lebrun
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[1] Ilan Pappe, Out of the Frame. The Struggle for Academic Freedom in Israël, Pluto Press, Londres, 2010
[2] Nathan Weinstock, Le Sionisme contre Israël, François Maspero, Paris, 1969, p. 44.
[3] Shlomo Sand, Comment le peuple juif fut inventé. De la bible au sionisme, Fayard, Paris, 2008, p. 350.
[4] Selon Shlomo Sand (op. cit.), suite aux pogroms… il y a une émigration massive des juifs d’Europe de l’Est vers l’Europe de l’ouest, environ 2,5 millions entre 1880 et 1914. Toujours selon Shlomo Sand, moins de 3% iront vers la Palestine qu’ils quittent pour la plupart après.
[5] Maxime Rodinson, “Sionisme, esquisse de théorie d’une idéologie”, Entrée “Sionisme” in Encyclopaedia Universalis, Paris, 1985.
[6] Shlomo Sand, op. cit., p. 350.
[7] Gideon Shimoni, “Postcolonial Theory and the History of Zionism”, in Carl Salzman Philip, Divine Donna R.(ed.), Postcolonial Theory and the Arab-Israël Conflict, Routledge, Oxon, 2008.
[8] Edward Saïd, “Zionism from the Standpoint of its Victims”, in Anna Mc Clintock, Aamir Mufti et Ella Shochat (eds.), Dangerous Liaisons : Gender, Nation and Postcolonial perspectives, Minneapolis, 1997, pp. 15-38, cité par Gideon Shimoni, op.cit., p. 186.
[9] Vladimir Jabotinsky [1880-1940], leader de la droite sioniste, cité par Gideon Shimoni, op. cit.
[10] Gideon Shimoni, op. cit., p. 188.
[11] Gideon Shimoni, op. cit., p. 190. Reprenant à son compte l’argument de “the decisive terrible balance of need” du leader de la droite sioniste, Vladimir Jabotinsky, et faisant primer dans son analyse les fins sur les moyens, Shimoni fait prévaloir les intentions sur les conséquences, en reprochant l’inverse à ceux qu’il critique : “Thus, the colonialist-model exercise, exemplified by Gershon Shafir’s work, rests on a fallacy : denial at worst, or blurring at best, of the primacy of nationalist motivation and intention in Zionism. This results from tendentious structural analysis devoid of causality and deteched from historical context, and from an attendant preconceived theorical privileging of consequences over intentions.” (Gideon Shimoni, op. cit., p.189)
[12] Gideon Shimoni, op. cit.
[13] Frederick Kisch, leader sioniste.
[14] Nathan Weinstock, op. cit., p. 99. Sur ce point, voir également le film Jaffa, la mécanique de l’orange, réalisé par Eyal Sivan, 2009 qui montre que dans la propagande sioniste du début du Xxe siècle, notamment les chansons, reportages, etc., le terme de “colonie” est employé, n’étant pas encore connoté péjorativement.
[15] Ilan Pappe, “Zionism as Colonialism: A Comparative View of Diluted Colonialism in Asia and Africa”, in South Atlantic Quarterly, Volume 107, Numéro 4 “Settler Colonialism”, Automne 2008, pp. 611-633.
[16] “Baruch Kimmerling and Gershon Shafir led the thinking in a new direction. Kimmerling saw Zionism as a mixture of territorial nationalism with colonialism, and Shafir depicted early Zionism as a clear variant of colonialism. Against them, the more established historians continue to argue that Zionism is a pure nationalist movement with no colonialist features.” Ilan Pappe, op. cit.
[17] Ilan Pappe, op. cit. La démarche comparative d’Ilan Pappe dans cet article s’appuie sur 2 exemples présentant des similarités : la colonisation chrétienne de la Palestine et la colonisation de l’Afrique de l’ouest par la Mission protestante de Bâle. Pappe observe trois choses : images de soi, discours, et pratique sur le terrain, analysés par rapport à la population locale et au pays mère adopté qui sert temporairement de métropole. Ses conclusions sont les suivantes : “In this essay, the similarity was found in the way land was taken over, the way the colonialist praxis was disguised with the similar discourses of modernization and religious morality, and later on even by the adoption of an anticolonialist self-image. As such these cases were quite exceptional in the colonial scene not only because the one was nationalist and the other missionary, but because the pure colonialist examples were mainly motivated by the economic considerations of loss and profit and were wholly dependent on the metropole. [...] Both [nationalism and colonialism] are relevant terms: none of them in the final analysis promises anything positive and promising for the original people of Palestine.”
[18] Ilan Pappe, op. cit.
[19] Cité par Shlomo Sand, op. cit.
[20] Theodor Herzl, L’État juif, recherche d’une réponse moderne à la question juive, 1896.
[21] Theodor Herzl, cité par Nathan Weinstock, op. cit.
[22] Israël Cohen, Le mouvement sioniste, Editions de la Terre Retrouvée, Paris, 1946, pp.70-71, cité par Nathan Weinstock, op. cit.
[23] cf. supra p.3.
[24] Sur le rôle de l’Angleterre, voir Ilan Pappe, op. cit.: “[Zionist settlements] were not proper colonies of a mother country, Britain, but satellite movements. [...] Above all, it was British military might that enabled the “return” of the Jews to Palestine [...] The Jewish national homeland was built and survived due to British imperial support. Had London wished otherwise, the Jewish state would have been a fait accompli in 1917—or it would not have come into being at all. The strategy finally adopted by Britain was to endorse the slow construction of a Jewish community in Palestine, with the hope that it could be integrated into a new Anglo-Arab Middle Eastern political system. The British allowed the Zionist movement to establish not only an economic enclave but also a separate administrative infrastructure for a future state. This is a unique feature in the conventional British colonialist praxis.”
[25] Nathan Weinstock, op. cit., p. 98-99.
[26] Le Yichouv constitue “la communauté juive organisée en société en Palestine avant la naissance d’Israël”, Alain Gresh et Dominique Vidal, Les 100 clés du Proche-Orient, Hachette, 2008 (2006).
[27] Nathan Weinstock, op. cit., p. 224.
[28] Ilan Pappe, op. cit.
[29] La Haganah est une organisation clandestine sioniste créée en 1920 avec pour objectif de protéger les Juifs ayant émigré en Palestine. Après 1948, elle formera avec d’autres groupes armés et milices l’armée du nouvel Etat d’Israël.
[30] A ce sujet, voir le travail des nouveaux historiens israéliens, notamment Ilan Pappe, Le Nettoyage ethnique de la Palestine, Fayard, Paris, 2008 et Benni Morris, The Birth of the Palestinian Refugee Problem, 1947-1949, Cambridge University Press, 1989.
[31] Patrick Wolfe, “Settler colonialism and the elimination of the native”, in Journal of Genocide Research, Décembre 2006, pp. 387–409.
[32] Sur ce sujet, voir également Gershon Shafir, Land, Labor and the Origins of the Israëli-Palestinian conflict 1882-1914, Cambridge University Press, Cambridge, 1989 et Gershon Shafir, “Zionism and Colonialism : a comparative Approach”, in Michael Barnett (ed.), Israël in Comparative Perspective: Challenging the Conventional Wisdom, SUNY Press, New York, 1996, pp. 227-244.
[33] Il est fait référence ici au baron Edmond de Rothchild mais également au baron Maurice de Hirsch, dont nous avons vu le rôle premier dans l’entreprise coloniale. (cf. supra p.7)
[34] The Palestine Problem. Theses submitted for discussion to the Israëli socialist Organization, par des militants socialistes israéliens, aout 1966, cité par Nathan Weinstock, op. cit., p.82.
[35] Nathan Weinstock, op. cit, p. 81.
[36] Ilan Pappe, op. cit. On notera ici que cette politique se retrouve plus tard avec le recours à des travailleurs non juifs immigrés (environ 250.000 dans les années 1980) et qui vise à remplacer la main d’œuvre palestinienne.
[37] Eyal Sivan, op. cit.
[38] Un fait renforcé par le mélange des discours sur la découverte et la mythologie du retour sur la terre ancestrale. Sur ce sujet, voir le témoignage d’Amnon Raz-Krakotzin, historien israélien, dans le film d’Eyal Sivan, op. cit. : “L’idée que les juifs ont été chassés n’est pas un mythe juif à la base mais chrétien car en soutenant que les juifs ont été chassés, ça prouve qu’ils ont perdu le droit d’ainesse et que la chrétienté est le vrai Israël.” Ce mythe a été intégré au sionisme : “chassés mais maintenant de retour”.
[39] Patrick Wolfe, op. cit.
[40] Ibid.
[41] Voir Eyal Sivan, op. cit.
[42] Amnon Raz-Krakotzin in Eyal Sivan, op. cit.
Comme le note Ilan Pappe, cet orientalisme se retrouvera plus tard : “[In] educational products in the early years of statehood in Israël in the 1950s [t]he image and perceptions of Islam and Muslims relied, in both cases, on scholarly Western Orientalism.” (Ilan Pappe, op. cit.)
[43] Cf. supra p.3
[44] Nathan Weinstock, op. cit., p. 100.
[45] Intervention de Patrick Wolfe à la 7e conférence annuelle de la SOAS (School of Oriental and African Studies) Palestine Society, “Past is Present : Settler Colonialism in Palestine”, SOAS, Londres, 5-6 mars 2011, cité par Julien Salingue, “Le sionisme : un colonialisme de peuplement. Retour sur une conférence universitaire à Londres”, publié sur www.juliensalingue.fr, 9 mars 2011.
[46] Jean-Loup Amselle, L’Occident décroché, enquête sur les post-colonialismes, Stock, Paris, 2008.
[47] Shlomo Sand, op. cit.
[48] Nathan Weinstock, op. cit., p. 312.
[49] On notera sur ce point la résolution de l’Assemblée Générale de l’ONU de 1975 qui définissait le sionisme comme une forme racisme. Cette résolution fut annulée en 1991.
[50] Shlomo Sand, op. cit., p. 356.
[51] Ibid.
[52] Ibid.
[53] Ibid, p. 378.
[54] Les Juifs orientaux constituent ce qu’on a appelé “le problème noir” d’Israël qui verra l’apparition de mouvements sociaux revendiquant plus d’égalité, telles les “Panthères noires”. Pour donner un exemple des discriminations subies par cette minorité on évoquera ici un épisode survenu dans les années 1950 : des familles juives du Yémen perdent leurs enfants déclarés morts. En réalité, ces derniers sont confiés à des familles juives ashkénazes. On constate le parallèle avec la “Stolen Generation” aborigène en Australie. Aujourd’hui, la plaie des Juifs mizrahim est toujours ouverte, surtout avec l’augmentation de l’immigration russe askhénaze qui bénéficie de toutes les attentions gouvernementales, contrairement aux Mizrahim, et ce, bien que le rabbinat israélien affirme que 10 % d’entre eux ne sont pas juifs.
[55] Entrée “Arabes israéliens” in Alain Gresh et Dominique Vidal, Les 100 Clés du Proche-Orient, Hachette, 2008 (2006).
Sur ce point, on notera également la multiplication des analyses comparatives entre l’Etat d’Israël et le système d’apartheid Sud-Africain.
[56] Ibid.
[57] Sammy Samooha, “Minority Status in an Ethnic Democracy : the Status of the Arab Minority in Israël”, Ethnic and racial studies, 1990, pp. 389-413 cité par Shlomo Sand, op. cit.
[58] Shlomo Sand, op. cit., p. 425.
[59] Pablo Gonzalez Casanova, “Société plurale, colonialisme interne et développement”, in Revue Tiers-Monde, Volume 5, Numéro 18, 1964, pp. 291-295.
[60] Loi fondamentale, Article 7A, La Knesset, 1985, cité par Shlomo Sand, op. cit. p. 347.
[61] Shlomo Sand, op. cit., p. 406.
[62] Une assimilation revenant selon Wolfe, qui prend l’exemple des Indiens d’Amérique et du vieux slogan colonial civilisationnel “Kill the Indian in him and save the man”, à une sorte de génocide.
[63] Nathan Weinstock, op. cit., p. 514.
[64] Cf. supra p. 8.
[65] Sur ce sujet, voir le film Iron Wall, de Mohammed Alatar, réalisé en 2006 et qui retrace l’histoire de la colonisation israélienne depuis 1967.
[66] Mythe qui se retrouve symbolisé sur le drapeau israélien par les deux bandes bleues qui sont une référence directe aux fleuves du Nil et de l’Euphrate.
[67] Sur ce point, on notera que les Palestiniens d’Israël seront eux-aussi soumis à la loi martiale jusqu’en 1966.
[68] Julien Salingue, op. cit.