Publié le : 02 septembre 2014
Source : lefigaro.fr
Du rapprochement voulu par François Mitterrand en 1990 au conflit ukrainien, Renaud Girard revient sur la longue histoire conflictuelle entre la Russie et l’Union Européenne.
Comme un point d’orgue à sa brillantissime carrière à la tête de la Commission européenne, José Manuel Barroso a cru devoir inventer, dimanche 31 août 2014, un nouveau concept de géopolitique. Recevant, devant les caméras à Bruxelles, le président Petro Porochenko, Barroso a dit que, si l’escalade dans la crise ukrainienne devait se poursuivre, on risquait d’arriver à un «point de non-retour». L’expression est ronflante mais on ne voit pas très bien ce qu’elle recouvre.
«Non-retour» à quoi? À une fantomatique excellence des relations entre l’Union européenne et la Russie? Le dernier chef d’État occidental à avoir vraiment cherché à ramener la Russie dans la famille européenne après sa période de glaciation soviétique est François Mitterrand. C’était avec son idée de Confédération européenne, qui reçut, au cours de l’année 1990, un accueil chaleureux, aussi bien de la part du chancelier allemand Kohl que du président tchèque Havel. Mais ce projet raisonnable fut dès l’année suivante l’objet d’un travail de sape des États-Unis, furieux de n’y être pas associés. Il s’effondra, pour être remplacé par un triangle stratégique, dominé par Washington. Première pointe du triangle: l’expansion du rôle de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe, dont les États-Unis et le Canada sont membres fondateurs. Deuxième pointe: la revitalisation, à la faveur des guerres yougoslaves, de l’Otan (organisation militaire siégeant en plein cœur de l’Europe et commandée par un général américain). Troisième pointe: l’adhésion ultrarapide à l’UE et à l’Otan de tous les anciens satellites européens de Moscou. La France est mise sur la touche. On enterre sa veille idée d’une Europe européenne «de l’Atlantique à l’Oural». On se met à construire une Europe américaine, censée s’étendre du Potomac au Don tranquille.
Tout cela marche parfaitement, d’abord avec Gorbatchev le rêveur, puis avec Eltsine l’ivrogne. Pour obtenir le retrait des troupes soviétiques d’Allemagne de l’Est, le chancelier Kohl et le président George H Bush auraient, au début de l’année 1990, été prêts à donner à la Russie une garantie de non-extension orientale de l’Otan, mais Gorbatchev néglige de la demander. En 1999, Eltsine, amadoué par un prêt exceptionnel du FMI, accepte que l’Otan fasse, sans autorisation de l’ONU, la guerre aux Serbes, pour les obliger à abandonner leur province historique du Kosovo, en proie à une insurrection séparatiste albanophone. Mais l’émergence, en 2000, d’un nouveau tsar au Kremlin, qui n’est ni faible ni alcoolique, va changer la donne. Ce Poutine n’est pas au départ antioccidental. Il accepte d’aider les États-Unis à combattre les talibans afghans, après les attentats du 11 Septembre. Mais ce géopoliticien froid va se raidir lorsque l’Amérique, sous couvert d’aide à la «démocratie», se met à empiéter sur ce qu’il considère comme une zone d’influence ancestrale de la Russie. Pour lui, il est hors de question de voir l’Otan s’installer sur les rives du Dniepr ou sur les contreforts du Caucase. Il ne va pas s’époumoner à brandir le droit international, car il pense que c’est un cadre juridique que les grands pays imposent aux petits, sans jamais s’y soumettre eux-mêmes. Il va passer à l’action, en essayant de la rendre la plus clandestine possible. Avec Poutine, on assiste au grand retour des rapports de force en Europe.
Les nouveaux dirigeants ukrainiens issus de la révolution pro-européenne de Maïdan ont joué deux énormes coups de poker. Le 21 février 2014, ils ont bafoué l’accord de compromis qu’ils avaient signé eux-mêmes et qui avait été paraphé par l’envoyé de Poutine. Au début de l’été, ils ont envoyé leurs blindés contre les séparatistes russophones de l’est du pays, au lieu d’accepter le plan de fédéralisation que leur avait proposé Lavrov. Ces deux coups de poker, ils les ont perdus. Le ministre russe des Affaires étrangères ne leur a donc donné qu’une seule option dans sa déclaration du lundi 1er septembre: accepter un cessez-le-feu immédiat et l’ouverture de négociations avec les rebelles, pour aboutir à une autonomie poussée des régions orientales. Sinon? En bons stratèges, les Russes cachent soigneusement leurs intentions. Mais tout le monde sait qu’ils ont de la marge de manœuvre: ils peuvent poursuivre leur avance vers la Crimée, afin que la péninsule ne soit plus coupée de sa «mère patrie» russe. Ils peuvent même aller jusqu’à Odessa, et opérer leur jonction avec leur 14e Armée, basée en Transnistrie. Ils savent que l’Occident ne se lancera jamais dans une guerre pour le contrôle de la rive nord de la mer Noire.
Face au grand retour des rapports de force dans les relations internationales, la France a deux conclusions à tirer. Elle doit renforcer son armée de toute urgence. Elle doit aussi ne pas se tromper d’ennemi et ne pas se laisser entraîner dans des guerres qui ne sont pas les siennes.
Renaud Girard