Publié le : 17 septembre 2014
Source : comite-valmy.org
’ai regardé hier [13 septembre 2014] avec intérêt un talk-show appelé Le Droit de Savoir, qui présentait une interview d’une heure avec Sergei Lavrov (ceux qui comprennent le russe peuvent regarder là). C’était un échange intéressant entre Lavrov et cinq journalistes russes. Ce n’était pas assez important pour justifier un sous-titrage en anglais, mais je veux partager avec vous quelque chose que j’avais déjà noté par le passé et qui a été puissamment exprimé durant cette interview.
Comme c’était prévisible, les thèmes abordés ont concerné la guerre civile en Ukraine, l’état des investigations sur le crash du vol MH17, les sanctions contre la Russie, l’expansion de l’Otan, les négociations de Minsk et l’engagement de la Russie avec les pays du BRICS.
Sur tous ces sujets, les questions/réponses avaient le même format. L’un des journalistes demandait à Lavrov de commenter ce qui semblait être une situation de cul-de-sac et Lavrov confirmait disant on a fait de notre mieux, mais, à notre grand regret, cela n’a eu aucun effet. L’effet général a été celui d’une réunion de parents d’élèves discutant du cas désespéré d’un élève incapable. Sauf que l’élève, dans ce cas, c’est tout l’Occident.
Par exemple, pour ce qui concerne le vol MH17, les journalistes ont exprimé leur stupéfaction au vu de la stérilité et du flou du dernier rapport rendu public. Ils notèrent que, à l’époque des faits, un comportement hystérique absolu s’était emparé de la une des journaux, du style PUTIN LE TERRORISTE !!!! ou TROP C’EST TROP, oubliant complètement que les investigations étaient en cours. La réaction de Lavrov a été : oui, je suis d’accord, nous avons agi au Conseil de sécurité, nous avons soumis nos questions, nous voulions un cessez-le-feu complet pour mener une investigation minutieuse des débris, nous avons partagé nos propres informations, nous avons parlé aux Malaisiens, nous voulions parler aux experts, mais ils ont passé trois semaines à Kiev en discussions avec des officiels de la junte, nous avons d’autres questions mais apparemment nous sommes les seuls à être encore intéressés à obtenir des investigations transparentes et responsables (ce n’est pas une citation mais une paraphrase fidèle, je pense). L’impression qu’on a gardée de ce qu’il a dit était franchement, ils sont désespérants, que peut-on faire de plus ?
Au sujet des sanctions, les journalistes ont dit que beaucoup de pays ont été surpris de la rapidité avec laquelle la Russie s’était détournée de l’ouest et commençait à établir des relations avec l’Asie, l’Afrique, l’Amérique latine et le sous-continent indien, et là encore, Lavrov répliqua : oui, nous avons nous-mêmes été surpris par le rythme des événements, mais nous n’avions pas le choix.
Ce n’est pas la seule occasion que j’ai eue d’entendre le même message. L’impression que je ressens est que la Russie a renoncé à l’ouest. Bien sûr elle va continuer à discuter, et elle va essayer, contre toute évidence, de susciter des comportements responsables de la part des politiciens occidentaux, mais personne en Russie ne retient son souffle.
Dans un autre débat (Sunday Evening avec Vladimir Soloviev) les participants ont remarqué que l’Allemagne avait pris la tête des pays qui faisaient pression sue la Finlande, la Slovaquie et d’autres nations qui ne voulaient pas de nouvelles sanctions. A nouveau, le message était oubliez les Allemands, ils sont désespérants.
Je crois qu’il y a un sentiment de dégoût et de désespérance sincère et très répandu en Russie à l’encontre des pays de l’UE. Quant aux USA, ils sont essentiellement vus comme des lunatiques messianiques pleins de haine qui feront tout et même plus que tout pour nuire à la Russie de toutes les façons possibles, aussi folles, absurdes, inutiles et hypocrites soient-elles.
Tout cela produit un consensus selon lequel, bien que la guerre avec les USA et l’Otan doive être évitée, évidemment, il n’y a plus rien à gagner à faire quelque effort. Beaucoup de politiciens disent maintenant : notre politique étrangère a été beaucoup trop axée à l’ouest et il faut que cela cesse, notre futur est ailleurs.
L’adoption récente de sanctions contre la Russie est un exemple parfait de cela. Alors que quelques mordus inconditionnels des libéraux-US se plaignaient, et je rigole pas, que les huîtres françaises Belon ne seraient plus disponibles à Moscou, la majorité des gens comprennent que ces sanctions sont une bénédiction, car elles forcent la Russie à se débarrasser de ses liens avec l’ouest, ce qui aurait dû, à leur avis, être fait depuis longtemps. A court terme, les sanctions occidentales vont mordre, particulièrement pour certains produits de haute technologie, mais, dans l’ensemble, la plupart des gens comprennent que s’être rendu dépendant de l’ouest pour de tels produits était une erreur au départ.
Encore une fois, ce qui prévaut est un sentiment de dégoût, de perplexité et de fatigue. Bien qu’une personne aussi diplomate que Lavrov ne le dira jamais en ces termes, la réaction générale est lumineuse : eh les mecs vous êtes désespérants et en plus en déclin, on n’a pas besoin de vous, salut ! Cela dit sans animosité, presque avec tristesse, vraiment.
Je ne crois pas que les diplomates russes feront une grande déclaration anti-occidentale à l’Onu ou ailleurs. Le contraire de l’amour n’est pas la haine, mais l’indifférence. Et les officiels russes continueront de parler à nos partenaires ou même à nos amis, mais malgré cette douce rhétorique, les relations avec l’ouest vont cesser graduellement d’être une priorité pour la diplomatie russe, pour les affaires commerciales, et même pour le public en général. En fait, la Russie est déjà en train de construire un monde multipolaire et si l’ouest n’en veut pas sa part, ce sera dur pour lui. Les russes savent que l’ouest ne peut empêcher l’émergence de ce nouveau monde, et ils ne se préoccupent pas de savoir s’il refusera cette réalité ou acceptera de jouer selon les nouvelles règles.
Encore une chose, les Russes en ont vraiment marre des déclarations agressives de l’Otan, car ils pensent, à juste titre, que c’est une marque d’hostilité. Mais, à rebours de ce que beaucoup de blogueurs disent, les russes n’ont pas peur de la menace militaire de l’Otan. Leur réaction aux derniers mouvements de l’Otan (nouvelles bases et troupes en Europe centrale, plus de dépenses, etc…) consiste à les dénoncer comme des provocations, et tous les officiels russes s’accordent à dire que la Russie peut gérer cette menace militaire. Comme l’a dit un député russe : cinq groupes de forces de réaction rapide est un problème que nous pouvons régler avec un seul missile. Une formule simpliste, mais correcte. Poutine a clairement dit la même chose, en cas d’attaque conventionnelle massive par qui que ce soit la Russie engagerait des missiles nucléaires tactiques. En fait, si l’Otan continue à avancer avec son plan stupide de déploiement de forces en Pologne et/ou dans les pays Baltes, je m’attends à ce que la Russie se retire du traité IRNF et qu’elle installe les successeurs modernes des fameux RSD-10 ( SS-20). Comme je l’ai dit précédemment, les décisions de doubler le format des forces aéroportées russes et d’augmenter à la taille d’une division la brigade d’élite du 45éme Régiment spécial aéroporté sont déjà prises, quoi qu’il arrive. On peut dire que la Russie a préempté la création par l’Otan de sa force de 10.000 hommes en faisant passer ses propres forces mobiles de 36.000 à 72.000 hommes. S’étant ainsi préparé à la menace, le Kremlin va maintenant retourner tout simplement à des affaires plus importantes ailleurs.
Parmi les nombreuses idées fausses que nous apprenons pendant notre conditionnement (je ne peux pas appeler ça une éducation), nous, à l’ouest, avons tendance à voir notre part du monde comme le centre de la planète, d’autres diraient même la part indispensable et la plus importante. Cela peut se remarquer sur nos mappemondes systématiquement centrées sur l’Europe ou les US et dans la croyance quasi dogmatique que personne ne compte autant que nous. C’est faux. En fait, alors que l’empire anglo-sioniste est en phase de déclin lent, mais constant et inéluctable, le reste du monde lui rend les hommages nécessaires du bout des lèvres et simplement continue son chemin. Si les centres de conditionnement qu’on appelle écoles avaient des éducateurs dignes de ce nom ils suspendraient dans leurs classes des mappemondes centrées sur la Chine et ils diraient aux jeunes élèves que plus personne ne prend désormais au sérieux les soi-disant valeurs occidentales. Non pas parce qu’elles sont mauvaises, mais parce que, pour commencer, nous-mêmes en occident ne les prenons définitivement pas au sérieux.
Obama a annoncé un pivotement vers l’Asie, mais, d’une façon typiquement anglo-sioniste, ce pivotement ne signifiait en réalité qu’un accroissement de la présence militaire et des pressions pour forcer l’obéissance aux exigences de l’empire. A la différence des US, la Russie n’a annoncé aucun pivotement, mais Poutine a déjà rencontré Xi Jinping quatre fois cette année et ils ont tous deux déclaré que leur partenariat stratégique était le plus fort qui ait jamais existé dans l’histoire des relations entre les deux pays.
La Russie est vraiment en train de tourner son regard vers la Chine, l’Amérique Latine, l’Afrique et ailleurs. Ses diplomates continueront à discuter, sourire, parler de partenaires et d’amis, mais je crois que nous sommes témoins d’un événement historique : pour la première fois depuis le treizième siècle, la Russie s’éloigne à nouveau de l’Ouest et parie sur son avenir avec l’Asie (et le reste du monde).
Le Saker
Traduit par Jean-Jacques pour vineyardsaker.fr
Source originelle : Listening to Lavrov giving up on the West (anglais, 14-09-2014)
The Vineyard of the Saker – A bird’s eye view of the vineyard