Publié le : 24 novembre 2014
Source : comite-valmy.org
Poutine a exprimé le souhait d’un « nouvel ordre du monde » capable d’assurer la stabilité de la planète. Il trouve que les États-Unis abusent de leur rôle de leader mondial. Ce qui n’a pas été suffisamment signalé, c’est que les piliers de « l’ancien régime » s’écroulent depuis des années.
Tout était pourtant si simple. Le monde était partagé en deux camps – l’Occident et le reste. Et « l’Ouest » était vraiment « the best ». Il y a 20 ans, six des économies les plus puissantes faisaient partie du camp pro-Washington.
Le leader – les USA eux-mêmes – était si loin en tête, que son produit intérieur brut (PIB) était quatre fois plus grand que celui de la Chine et valait neuf fois celui de la Russie.
Le pays le plus peuplé du monde – l’Inde – avait presque le même revenu que la comparativement minuscule Italie et que le Royaume Uni. L’idée que cet ordre de choses allait changer aussi dramatiquement en à peine deux décennies aurait fait rire n’importe qui.
Aux yeux des Occidentaux, la Chine et l’Inde étaient des pays arriérés, et il leur faudrait un siècle au bas mot pour devenir des rivales potentielles. La Russie, elle, était perçue comme un cas désespéré, un pays à genoux, en proie au chaos. De telles notions, dans les années 90 étaient parfaitement justifiées.
L’économie mondiale dans les années 1990 et aujourd’hui.
Tableau des dix économies mondiales les plus importantes, ajustées selon la Parité en Pouvoir d’Achat (PPA)
1995 ( en milliards de dollars)
1. USA 7.664
2. Japon 2.880
3. Chine 1.838
4. Allemagne 1.804
5. France 1.236
6. Italie 1.178
7. Royaume-Uni 1.161
8. Inde 1.105
9. Brésil 1.031
10. Russie 955
2015 (Prévisions du FMI)
1. Chine 19.230
2. USA 18.287
3. Inde 7.883
4. Japon 4.917
5. Allemagne 3.742
6. Russie 3.643
7. Brésil 3.173
8. Indonésie 2.744
9. France 2.659
10. Royaume-Uni 2.547
Le soleil couchant US
Maintenant, c’est l’Occident qui fait les frais de la plaisanterie. Le Fonds Monétaire International (FMI) estime que, dès 2015, les quatre plus puissantes économies du monde seront des membres du club connu par son acronyme, BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud), et la Chine sera tête de file à la place des USA. C’est même probablement déjà le cas, les chiffres, en économie, ayant tendance à traîner derrière les faits.
L’Italie, homme malade de l’Europe, ne fait plus partie des dix du peloton de tête, et le Royaume-Uni, lanterne rouge, peine à s’y accrocher. Londres prétend toujours au titre de place financière centrale. Les seuls qui le croient encore sont les petits Anglais (« the little Englanders »). Le Royaume Uni est devenu la Julie Andrews de la géopolitique : une étoile en voie d’extinction, qui fut jadis brillante. La France est impuissante, se traînant de crise en infortune et d’infortune en crise.
Il est trop tôt pour mettre les États-Unis au rebut. L’Empire ne va pas disparaître d’un jour à l’autre, mais son soleil est déjà bien bas dans le ciel. C’est moins la faute des États-Unis que celle de la déchéance croissante de ses alliés traditionnels.
Les deux seuls qui tiennent encore debout sont l’Allemagne et le Japon, aucun des deux n’étant cependant des acteurs militaires sérieux. La Grande Bretagne et la France ont longtemps été le fer de lance des aventures martiales. En réalité, l’Allemagne n’est pas un partenaire follement enthousiaste, parce qu’une large frange de la classe politique de Berlin est extrêmement sceptique à l’égard du pouvoir US. Pour une partie très significative de l’intelligentsia allemande, c’est Moscou le partenaire naturel, pas les États-Unis.
La montée en puissance des BRICS et d’autres économies émergentes joue un rôle majeur dans la consommation mondiale, dans le commerce mondial et dans les investissements mondiaux. D’ici 2020, le FMI estime que la Russie aura dépassé l’Allemagne et que l’Inde aura surclassé le Japon. Il prévoit également une dégringolade de l’importance mondiale des USA, de 23,7% en 2000 à 16% en 2020. En 1960, les USA représentaient 38,7% de l’économie mondiale. À l’opposé, en 1987, la Chine ne représentait que 1,6%, mais à la fin de cette décennie, elle pourra en revendiquer 20%. C’est un changement de donne sans précédent en un laps de temps aussi court.
Importance de la stabilité
Le discours de Poutine à Valdai n’a pas été un coup donné au pif ni à l’aveuglette, mais une évaluation très nuancée de ce qu’est actuellement l’équilibre du monde et de ce vers quoi on se dirige dans les années qui viennent.
Plutôt que de se préoccuper des questions soulevées par Poutine, les médias occidentaux ont préféré shooter dans l’homme et se désintéresser de la balle. Les éditoriaux ont qualifié son discours de « diatribe » et décrété que Poutine s’en est surtout pris à la politique étrangère des États-Unis, jugée par lui anti-russe. Ils sont passés en masse à côté de la question réelle.
Le souci principal de Poutine, c’est la stabilité et sa prévisibilité, c’est-à-dire l’exacte antithèse du libéralisme occidental moderne. En fait, la position de Poutine est plus proche de celle qu’ont eue, dans le passé, des formations comme la CDU de Konrad Adenauer en Allemagne et les Tories de Harold MacMillan en Angleterre, conservateurs européens classiques s’il en fut.
Poutine est souvent très mal entendu en Occident. Ses déclarations publiques, destinées à une audience intérieure plutôt qu’internationale sont perçues comme agressives, voire chauvines. Mais les observateurs feraient bien de se rappeler qu’il est un maître de judo, dont les mouvements sont calculés pour déstabiliser l’adversaire. Si on le lit entre les lignes, Vladimir Poutine cherche le mariage, pas l’isolement.
Le Président russe considère son pays comme faisant partie d’une nouvelle alternative internationale, en union étroite avec les autres nations du BRICS, pour mettre un frein aux agressions US là où c’est possible. Poutine voit cela comme un chemin vers la stabilité. Adenauer et MacMillan l’auraient parfaitement compris. Mais les dirigeants européens actuels et les Nord-Américains ne le comprennent pas. Enivrés par la domination dont ils ont joui ces vingt dernières années, l’idée que l’ordre mondial est en train de changer à toute allure n’a pas encore fait tilt dans leurs têtes.
La réaction des États-Unis à cette nouvelle réalité constituera une question de vie ou de mort. Presque à la manière d’un dessin animé, Washington se cramponne désespérément à sa NSA, à ses gouvernements-fantômes, à son Quatrième Pouvoir pathétique à force de nullité, à sa puissance militaire dilapidée et à son terrifiant chauvinisme rampant. Son infantilisme a besoin d’un « méchant ». En une dizaine d’années ce traître de mélodrame est passé de Ben Laden, de Saddam Hussein et des « Frites de la Liberté » à la russophobie. Si la classe dirigeante américaine ne change pas de comportement, la transition vers un monde multipolaire pourrait bien ne pas se passer en douceur. C’est une crainte sérieuse, et elle est fondée.
Bryan MacDonald