Publié le : octobre 1997
Source : books.google.fr
Extrait de C’était de Gaulle, d’Alain Peyrefitte – Tome 2, Page 267
Salon doré, 28 octobre 1964
Je lui soumets à nouveau cette interrogation qui m’obsède et que son propos de la semaine dernière a rendu plus obsédante encore : « je vais répétant que, s’il n’y a pas de Marché commun agricole, il n’y aura pas de Marché commun ». L’ennui, c’est qu’on ne voit pas bien la politique de rechange.
GdG (Général de Gaulle) : Nous avons vécu des siècles sans Marché commun. Nous pourrons vivre encore bien des siècles sans Marché commun. Nous ferons du libre échange. Notre expansion industrielle, contrairement à ce que prétendent tous les imbéciles qui pérorent sur l’Europe, n’a pas besoin du Marché commun. Elle a besoin du grand large.
(Le « grand large », l’expression même dont il s’est servi pour définir le choix de l’Angleterre, et pour lui barrer la route du Marché commun. Regrette-t-il d’être enfermé dans l’espace confiné des Six ? Subit-il lui aussi la tentation du « grand large » ?)
GdG : Le Marché Commun, il n’y a en fait que deux ans qu’on a commencé à le réaliser. Or notre expansion industrielle remonte à bien avant deux ans. L’expansion industrielle allemande, italienne, de même. Ceux qui racontent des histoires sur les bienfaits incomparables de l’intégration européenne sont des jean-foutre.
(Il feint d’oublier son argument majeur pour le Marché commun agricole : l’industrie française ne supporterait pas d’avoir à subventionner seule notre agriculture.)
Quand on est couillonné, on dit : « Je suis couillonné »
AP (Alain Peyrefitte) : Le traité de Rome n’a rien prévu pour qu’un de ses membres le quitte.
GdG : C’est de la rigolade ! Vous avez déjà vu un grand pays s’engager à rester couillonné, sous prétexte qu’un traité n’a rien prévu pour le cas où il serait couillonné ? Non. Quand on est couillonné, on dit : « Je suis couillonné. Eh bien, voilà, je fous le camp ! » Ce sont des histoires de juristes et de diplomates, tout ça.
AP : Nous pouvons dire que ce n’est pas nous qui abandonnons le Marché commun, c’est lui qui nous abandonne.
GdG : Mais non ! Ce n’est pas la peine de raconter des histoires ! D’ailleurs, tout ce qui a été fait pour l’Europe, par ceux qu’on appelle les « européens », a très bien marché tant que c’était la France qui payait tout. On a commencé par la Communauté européenne du charbon et de l’acier. Ça a consisté en quoi ? En ce qu’on a rendu à l’Allemagne son charbon et son acier, qu’elle n’avait plus car on les lui avait retirés. On les lui a rendus pour rien. Et ça a consisté à donner aux Italiens ce qu’ils n’avaient pas : du charbon et du fer. Alors, ils ont pu faire une industrie métallurgique. Mais nous, nous n’avons pas retiré un rotin de la CECA, pas un rotin !Nous avions un problème qui était la modernisation de nos mines, mais nous les avons modernisées sans que la CECA nous donne un sou. Voilà ce qu’a été la CECA ! C’était une escroquerie, au profit des Allemands et des Italiens !
Après quoi, on a fait l’EURATOM. Et c’est la même chose. Dans l’EURATOM, nous apportons 95%. Il n’y a que nous qui ayons une réelle capacité atomique. Les autres n’en ont absolument aucune, ni installations, ni spécialistes pour les faire tourner. Alors, nous mettons en commun nos 95% de capacité atomique et les autres mettent leurs 5% et on partage les résultats, chacun au même titre ! C’est une escroquerie !
La Communauté européenne de défense, c’était la même chose. Pourquoi l’a-t-on inventée ? Parce que les Allemands n’avaient pas d’armée. Alors, comme on avait peur des Russes, il fallait qu’ils en fassent une, mais comme on ne voulait pas qu’elle soit sous commandement allemand, on la plaçait sous le commandement du général Norstadt. Mais du coup, on voulait en faire autant pour l’armée française ! C’est l’Europe à leur façon. Mais si l’on veut faire une Europe qui ne soit pas à notre détriment, alors, il n’y a plus personne !
Évidemment, aujourd’hui, les Allemands commencent à se dire : « Si nous ne faisons pas le Marché commun avec les Français, les Français vont s’arranger avec les Russes. Et ensuite, qu’est-ce qui va nous arriver ? Nous serons en danger. » Et c’est parfaitement exact. Si la politique du traité franco-allemand, c’est-à-dire le noyau de l’Europe, ne réussit pas, eh bien, nous irons vers d’autres.
AP : D’autres, c’est-à-dire les Russes ?
GdG : Naturellement ! Ils voient que le moment est venu. Ils nous font des mamours, en se disant : « On va pouvoir s’arranger avec les Français, comme autrefois. » Et dans ce cas, nous cesserons d’être couillonnés, ce sont les Allemands qui le seront.