Publié le : 08 mars 2012
Source : michelcollon.info
Dans le livre « Comment osent-ils ? La crise, l’euro et le grand hold-up », Peter Mertens (en collaboration avec David Pestieau) aborde, entre autres, la face cachée de la crise grecque. Mertens et les éditions Aden nous offrent à lire le chapitre complet du livre consacré au drame grec. Le livre est sorti le 1er mars et est en vente dans les bonnes librairies à partir du 10 mars 2012.
La Grèce et la mer. Entourée par la mer Ionienne à l’ouest et la mer Egée à l’est, la péninsule est depuis toujours un pays de navigateurs. Lorsque le vaisseau de Thésée, vainqueur du Minotaure, retournait vers la Grèce et approchait du port d’Athènes, il arborait des voiles noires. Thésée avait oublié qu’il avait promis à son père, Egée, de faire hisser des voiles blanches si l’expédition avait réussi, et noires en cas d’échec. Apercevant la voilure noire, Égée crut que son fils avait péri et, de douleur, il se jeta dans la mer qui porte son nom depuis lors.
Le port du vieil Athènes, à l’époque juste quelques quais, est aujourd’hui le grand complexe du Pirée. La Grèce contemporaine compte quelque cent vingt-trois ports. Le Pirée est le plus grand, avec son grouillement de cargos, de ferries, de navires de croisière, de pétroliers, de catamarans et de bateaux de pêche. Vient ensuite Thessalonique, au nord-est, face à la mer Noire et à l’Asie.
Les armateurs grecs ont la main sur la plus grande flotte marchande au monde : au total quelque quatre mille cent navires, soit environ 16 % de la flotte marchande mondiale. C’est plus que les Japonais et les Chinois. Les compagnies maritimes grecques gagnent plus que l’ensemble du secteur touristique. En 2010, les grands armateurs ont vu leurs recettes augmenter jusqu’à 15,4 milliards d’euros, alors que le tourisme générait 9 milliards de rentrées. Cependant, presqu’aucun centime de leur pactole n’entre dans les caisses de l’État. Car les armateurs jouissent depuis des lustres d’une exemption d’impôt de fait, grâce à un arsenal de mesures fiscales qui leur sont très favorables. Le fisc ne met pas le nez dans leur comptabilité. Chaque famille de millionnaire grec ayant des participations dans un consortium maritime – en tout un millier de familles – est ainsi exemptée. Un excellent paradis fiscal, fiable et bien huilé. Les armateurs placent leur argent en Suisse ou à Chypre, au Liechtenstein ou à Londres.
Le plus riche d’entre eux est Spiros Latsis, le fils du magnat de la navigation John Latsis. La famille Latsis est aussi active dans les chantiers navals et le monde bancaire. Spiros-fils est en outre le plus grand actionnaire de Hellenic Petroleum. Il est n°68 sur la liste des multimilliardaires mondiaux. Il a étudié à la London School of Economics, en même temps que José Manuel Barroso. En juin 2004, Barroso accède au poste de président de la Commission européenne. Deux mois plus tard, il était invité pour une semaine de vacances sur un luxueux yacht de la famille Latsis. Latsis venait de créer PrivatSea, un yacht-club exclusif promettant à ses membres « une expérience hors du commun à bord d’un des yachts les plus spectaculaires au monde ». Notamment l’Alexandria qui, avec ses cent vingt-deux mètres de long, est le quatrième plus grand yacht du monde, et probablement le plus luxueux. Là où Egée s’est jeté dans la mer, Barroso et Spiros Latsis ont enfilé ensemble leur maillot de bain. Un mois plus tard, la Commission européenne approuvait 10,3 millions d’euros de subsides de l’État grec aux chantiers navals de la famille Latsis. Coïncidence ?
« Savez-vous planquer vos sous, à la mode de chez nous ? »
Alors qu’au début de l’automne 2011, de nombreux Grecs fouillent dans les poubelles à la recherche de nourriture – « Ce sont des gens corrects, mais ils sont bien obligés de chercher à manger dans les déchets », confie un éboueur –, certains Grecs, eux, ne manquent pas d’argent. Ils en ont même beaucoup, voire énormément. Au plus fort de la crise, la Grèce reste un paradis fiscal pour les armateurs, pour six mille grandes entreprises et pour l’Église orthodoxe grecque.
La religion était encore mentionnée sur les passeports grecs jusqu’en 2001, quand une plainte auprès de la Cour de justice européenne pour les Droits de l’Homme à Strasbourg a fait abolir cette pratique. L’Église orthodoxe grecque est puissante, c’est sûr. Avec le clergé, elle domine encore une bonne partie de la vie morale, politique mais aussi économique du pays. Après l’État, c’est l’Église orthodoxe qui détient les plus grands moyens financiers. Elle possède plus de neuf millions d’actions dans la banque nationale grecque, des hôtels, parkings, entrepôts, entreprises, et quelque trois cent cinquante centres touristiques. L’institution est aussi, avec ses cent trente mille hectares de bois, champs, montagnes et plages, le plus gros propriétaire terrien du pays. Cela rapporte chaque année à l’Église des millions d’euros, et cet argent était jusqu’il y a peu non taxé. En 2010, quand une taxe a quand même été imposée, certains monastères ont refusé de la payer. Choqués, des fidèles sont alors allés manifester devant la plus grande église d’Athènes, avec des calicots affichant : « Jésus a dit qu’il faut partager. »
Partager ? Voilà qui n’est certes pas dans la mentalité des millionnaires grecs. L’argent gagné en Grèce disparaît de plus en plus vite à l’étranger. Surtout vers les coffres-forts sécurisés des banques suisses, où l’on ne pose pas de questions. Les millionnaires grecs mettent leur fortune en sécurité à Zürich et dans d’autres places étrangères. Ce sont 280 milliards qui sont ainsi mis à l’abri uniquement dans la muette Confédération helvétique. Un exode fiscal total évalué à quelque 560 milliards d’euros : soit le double du produit national brut (PNB) de la Grèce, la richesse produite annuellement par le pays[1]. Que beaucoup de compatriotes ne puissent plus payer leurs soins médicaux ou leur l’électricité, que de plus en plus de gens aient faim n’empêchent pas ces Crésus de dormir. On assiste donc à une situation surréaliste : à la porte d’entrée, le gouvernement grec implore l’Europe de lui octroyer de nouveaux prêts et garantit qu’elle pressera le monde du travail comme des citrons pour la rembourser jusqu’au dernier centime. Et, dans le même temps, les millionnaires évacuent par la porte de derrière la richesse du pays.
Car la Grèce est en principe un pays riche. En 2007, cinq fois plus de richesses ont été produites qu’en 1990. Mais, pendant que le PIB était multiplié par 5, les profits se multipliaient par 28 ! Les réformes néolibérales des impôts ont fait en sorte que ces profits échappent en grande partie au fisc. Un tiers à peine de la richesse grecque atterrit chez les salariés : seulement 36,3 % du PIB est consacré à leurs paies. C’est de loin le pourcentage le plus bas de l’Union européenne. Le niveau des salaires se situe aussi à un maigre 60 % de la moyenne européenne. La richesse créée par la société grecque ne revient pas à la population, elle est captée par ses couches les plus riches. Dire que « les » Grecs auraient pendant des années vécu au-dessus de leurs moyens est donc un concentré d’ineptie.
Au plus fort de la crise, 7,9 milliards d’euros pour l’armement
L’été 2009 est le théâtre d’un événement inouï : la Grèce débourse 2,5 milliards d’euros pour six frégates françaises, 400 millions pour quinze hélicoptères de combat Puma du géant de l’armement EADS, et 5 milliards d’euros pour six sous-marins de l’allemand ThyssenKrupp. Roulement de tambour : 7,9 milliards d’euros pour l’armement français et allemand en pleine crise…
Merkel et Sarkozy débordent d’inventivité dans l’élaboration de plans pour que la Grèce soit en mesure de rembourser ses emprunts aux banques allemandes et françaises. Le duo produit recommandation sur recommandation sur ce que le peuple grec doit faire mais, en ce qui concerne le petit commerce de l’armement, motus et bouche cousue. Le magazine allemand Der Spiegel dresse l’inventaire du shopping grec en Allemagne, et c’est sacrément impressionnant. Sous-marins, chasseurs bombardiers, tanks… La petite Grèce, avec ses onze millions d’habitants, occupe la cinquième place au palmarès mondial des plus grands acheteurs d’armes conventionnelles. Elle octroie à sa défense des moyens exorbitants : 3,1 % de la richesse nationale. Des grands pays européens comme la France et le Royaume-Uni consacrent respectivement 2,3 et 2,4 % à la défense. Dans le monde occidental, seuls les États-Unis font mieux avec 4 %.
Crise ou pas, les grands frères européens mettent la pression sur les Grecs pour qu’ils poursuivent leurs achats d’armement, sous peine de resserrer les cordons de la bourse quand Athènes sollicite un prêt. L’agence de presse AP cite un conseiller de l’ancien Premier ministre Papandréou : « Personne ne dit ouvertement : « Achetez nos navires de guerre ou nous ne vous aiderons pas pour votre dette. » Mais le message sous-entendu est que nous recevrons davantage d’aide si nous répondons à leurs desiderata en matière d’armement. » Et un magazine pacifiste précise : « Le président Sarkozy aurait, en février 2010, exercé des pressions sur Papandréou lorsqu’il était en visite en France pour obtenir du soutien face aux périls financiers de son pays. Le jour où Papandréou se rendait à Paris, les Grecs annonçaient qu’ils ne renonceraient pas à l’achat planifié de six frégates françaises Fremm d’une valeur de 2,5 milliards d’euros, malgré le précipice financier face auquel ils se trouvaient. »[2]
La Grèce est un allié de l’Otan tiré à quatre épingles. Située au carrefour de trois continents, elle occupe une place stratégique. Surtout maintenant, alors que l’Otan et les stratèges américains portent toute leur attention sur l’Afrique du Nord, le Moyen-Orient, l’Iran, les Balkans, les pays d’Europe de l’Est et la Russie.
Les États-Unis, l’Allemagne et la France jouent habilement de la rivalité entre la Grèce et la Turquie. Les fabricants d’armes mangent à deux râteliers en tant que fournisseurs des rivaux historiques. La Grèce commande de nouvelles armes ? Les fabricants attendent un peu, puis les Turcs se présentent pour le même business. Cela ressemble à la Guerre froide en miniature. Si ce matériel de guerre n’est pas adéquat pour une confrontation entre Grecs et Turcs, c’est autant de gagné pour la stratégie de l’Otan et pour aider à créer de nouveaux rapports de force au Proche et au Moyen-Orient favorables à Washington. Pourquoi, autrement, se tairait-on dans toutes les langues à Washington, Bruxelles ou Francfort, sur le fait que le gouvernement grec économise sur tout, sauf sur le matériel de guerre ?
Quand les faits n’ont plus d’importance ou comment bétonner un cliché
Sur l’île grecque d’Hydra, aux maisons d’un blanc éclatant face à une mer turquoise, vit la journaliste néerlandaise Ingeborg Beugel. Elle couvre comme journaliste l’actualité grecque depuis des années. Elle décrit de manière passionnante les dessous de la politique grecque et de l’élite économique. « Je trouve intéressant, raconte-t-elle, que l’Union européenne pose à la Grèce des tas d’exigences en tout sens, arrogantes et impitoyables, alors que Bruxelles ne met pas la pression sur le gouvernement grec pour s’attaquer aux politiciens corrompus. La Commission ne s’en soucie pas du tout. Plus fort encore, elle reste muette comme une carpe parce que, autrement, elle se verrait obligée de dénoncer pas mal de pratiques louches en rapport avec l’Europe. Siemens, par exemple, a distribué des pots-de-vin à tour de bras en échanges d’une position de monopole lors des Jeux olympiques d’Athènes, en 2004. Des milliards d’euros y sont passés. Mais, si l’on levait le voile, on s’en prendrait à une entreprise allemande. Et ça Berlin préfère l’éviter. Il existe aussi beaucoup de bakchichs pour les coûteux sous-marins allemands. Or la Grèce les a achetés pour deux fois le prix facturé à la Turquie. De son côté, la France a obligé la Grèce, en échange d’une « aide », à acquérir des avions de combat d’un prix exorbitant. Les politiciens de droite mentent à tire-larigot : rien n’est donné à la Grèce et, en revanche, eux ont gagné beaucoup d’argent avec ce prétendu soutien. »[3]
« Les tricheurs de Grecs mettent à mal notre euro », titre crânement à la Une le quotidien allemand Bild Zeitung. Et le très libéral ex-commissaire européen Frits Bolkestein n’a pas peur d’affirmer : « Une grande partie de la population grecque est paresseuse. »[4] Angela Merkel n’est pas en reste. Selon elle, les Grecs prendraient trop de vacances et partiraient trop tôt à la pension. « Nous ne pouvons pas partager une monnaie alors que l’un a beaucoup de vacances et l’autre très peu. À la longue, ce n’est pas compatible », avertit la chancelière allemande, citée par l’agence de presse DPA[5]. Ces Européens du Sud, quand même ! Partir sans cesse en vacances, toucher des pensions de luxe, et puis venir frapper à la porte pour un soutien financier depuis leur terrasse ensoleillée où ils ne fichent rien de toute la sainte journée ! Et peu importe que tous ces préjugés soient pure fiction. Cela s’appelle de la politique fact-free. Traduction : qui ne se base pas sur les faits.
Les Européens du Sud raccrochent-ils leur tablier plus tôt que les autres citoyens européens, pour jouir des douceurs de la Méditerranée ? Pas du tout. Les chiffres de l’OCDE pour 2011 indiquent qu’en Grèce, les hommes arrêtent de travailler en moyenne à l’âge de 61,9 ans, soit un mois plus tard qu’en Allemagne. Les femmes, elles, arrêtent certes plus tôt : 59,6 ans, pour 60,5 dans l’« exemplaire » État allemand.
En 2007, également d’après l’OCDE, la pension moyenne des Grecs était de 617 euros. Ingeborg Beugel évoque les habitants d’Hydra qui, à leur pension, doivent immédiatement chercher du travail pour joindre les deux bouts. « Ma voisine du dessous a 94 ans ; elle est veuve et touche une pension de 400 euros par mois. Ce n’est pas assez pour ses médicaments et ses couches d’incontinence. Dans des circonstances extrêmement pénibles, elle y arrive tout juste grâce à sa famille et à ses voisins. Je ne connais pas un seul Néerlandais qui arriverait à combiner trois jobs, mais bien des dizaines de Grecs qui le font pour survivre. Oui, il existe des Grecs avec une pension précoce et élevée. Mais c’est une exception, en aucun cas la règle. D’ailleurs, à Hydra, habite une ex-enseignante néerlandaise qui a pris sa pension à 50 ans, ne doit plus jamais travailler et qui, sans aucune gêne financière, peut profiter de la Grèce le restant de ses jours. Aucune collègue grecque ne peut en faire autant. »[6]
Quand elle évoque « des Grecs toujours en vacances », Angela Merkel est complètement à côté de la plaque. Selon l’agence officielle européenne Eurofound, les Grecs ont en moyenne vingt-trois jours de vacances par an. Les Allemands en bénéficient de trente. Nous ne nous prononcerons pas sur le nombre de jours de loisirs d’Angela Merkel. Mais son pécule de vacances est certainement un peu plus élevé que la moyenne…
Peut-être les Grecs travaillent-ils tout simplement moins ? Non plus. D’après les chiffres de l’OCDE, les Grecs ont, en 2008, travaillé en moyenne 2 120 heures, soit 740 de moins qu’aux Pays-Bas, mais 470 de plus que les Britanniques.
De toutes ces allégations sur les Grecs paresseux et éternels vacanciers – et, par extension, les Portugais, les Espagnols et autres habitants des « pays de l’ail », comme les qualifie le toujours délicat Geert Wilders, politicien néerlandais en vue, islamophobe et d’une droite garantie sans additifs –, rien n’est exact. Mais le mal est fait. Les déclarations de Merkel ont fait la Une. Et le cliché est bien ancré : les profiteurs méditerranéens gaspillent notre bel argent aux dépens des irréprochables contribuables du Nord de l’Europe. Comme le disait Einstein : la fission d’un préjugé est plus difficile que celle de l’atome.
Ouzo, mezze, Rousfeti et Fakelakia
Au xxe siècle, la Grèce a connu deux dictatures, une occupation étrangère et une guerre civile. Après la dictature de droite des colonels en 1975 est enfin née une république parlementaire. Le pays n’avait, jusqu’alors, jamais connu de sécurité sociale. L’aide sociale pour les malades, les pensionnés, les invalides et les chômeurs n’existait quasiment pas. Il y avait le soutien de la famille et des amis ou – pour qui pouvait se le permettre – un petit bas de laine, un point c’est tout. Donc, tout ce qui concernait les questions sociales restait à élaborer.
En 1981, le parti social-démocrate Pasok est arrivé au pouvoir et a créé l’amorce de tout un système de clientélisme politique, principalement dans le secteur public. Sans carte de parti, pas de job, pas de protection sociale, pas d’allocations. Cette politique de clientélisme porte un nom : Rousfeti. Le Pasok et le parti de droite Nouvelle Démocratie sont des maîtres en la matière. On connaît bien sûr le phénomène, qui n’est d’ailleurs pas vraiment inconnu dans notre pays.
Une politique de copinage pour chacun, mais surtout pour les grandes entreprises. Le système de pots-de vin porte, lui, le nom de Fakelakia. Avec, probablement comme sommet, les contrats pour les Jeux olympiques, où l’État grec a, in fine, perdu quelque huit milliards d’euros. Pour obtenir les contrats du système de sécurité ultrasophistiqué des Jeux olympiques, par exemple, Siemens a acheté divers politiciens, des hauts fonctionnaires et des hauts gradés de l’armée. Tant la Nouvelle Démocratie que le Pasok sont passés à la caisse. Un ancien cadre du Pasok a avoué qu’il avait touché quatre cent vingt mille euros d’un dirigeant de Siemens, peu avant les élections de 2000. Un geste de bonne volonté, disons, même si le geste en question a coûté près d’un demi-million d’euros. « Mais, s’est justifié le monsieur en question, j’ai reversé cet argent au parti sans informer la direction de sa provenance. » Quoi qu’il en soit, Siemens a obtenu le contrat. Une histoire qui fleure bon l’affaire Agusta-Dassault. La corruption existe donc bel et bien en Grèce.
La fraude fiscale de six mille des plus grandes entreprises est estimée à quinze milliards d’euros par an. En comparaison, la fraude fiscale en Belgique est évaluée à vingt milliards d’euros. Et chacun se souvient de l’argent noir luxembourgeois de la KBC, resté intouché à cause d’erreurs de procédure. Ou que l’État belge a même dû dédommager le baron du textile Roger De Clerck, accusé de fraude avérée, parce que son procès avait duré… trop longtemps. Le clientélisme politique et la corruption ne sont donc pas des spécialités typiquement grecques, ni belges d’ailleurs. Elles sont propres au capitalisme, au jeu de coudes pour s’emparer de la plus grosse part du marché et réaliser des rendements à plusieurs chiffres.
« C’est une épine dans le pied des Grecs que le Premier ministre Papandréou n’ait toujours pas dénoncé de politicien corrompu, ni sanctionné d’entrepreneur ou d’armateur, et qu’aucun centime ne soit récupéré des milliards d’euros disparus dans ces poches », insiste Ingeborg Beugel. Avant sa démission en novembre 2011, le gouvernement socialiste de Papandréou est conspué. Là où se rend le Premier ministre, on hisse les drapeaux noirs. Quand son ministre de l’Intérieur se rend au cinéma et que les étudiants le reconnaissent dans la salle, il est arrosé de yaourt et d’eau. Puis expulsé sous les quolibets.
« Un gouvernement de voleurs. » C’est ainsi que, dans son analyse, le professeur de sociologie James Petras qualifie le gouvernement Pasok : « Le Pasok s’est construit autour d’une élite et d’une base qui ne payaient jamais d’impôts mais profitaient des caisses de l’État et de cadeaux des pouvoirs publics. De richissimes armateurs ont éludé l’impôt en navigant sous pavillon étranger (Panama). Mais ils acceptaient d’engager des capitaines grecs et alimentaient volontiers les caisses du parti. Des juristes, médecins et architectes déclaraient à peine des revenus, mais recevaient sous la table des sommes d’argent noir dépassant de loin n’importe quel salaire. Des chefs d’entreprises, spéculateurs immobiliers, banquiers et importateurs graissaient la patte des dirigeants du parti pour s’assurer des abattements fiscaux et sécuriser leurs prêts de l’Union européenne, qu’ils recyclaient en propriétés touristiques et en comptes en banque à l’étranger. Ainsi le parti et le gratin des affaires ont formé un réseau organisé de kleptocrates : ils pillaient le Trésor public et envoyaient la facture aux travailleurs salariés, les impôts de ceux-ci étant prélevés à la source. Pour un salarié, la Grèce est le pire pays au monde, puisque le salariat est bien le seul segment de la société à être, tout à la fois, exploité et imposé. »[7]
Goldman Sachs International et le traficotage des chiffres
Le fait que la richesse produite au cours des années ait été monopolisée par l’élite alors que le pouvoir d’achat de la population restait à la traîne a rendu la Grèce structurellement instable. D’autant plus que les revenus du plus grand nombre ont été affectés, en grande partie, à l’acquisition de biens de consommation produits à l’étranger. Le versant sud de l’Europe a servi de débouché pour les économies d’exportation, Allemagne en tête. C’est pour cela que le Sud a reçu sans trop de difficultés des crédits, entre autres de… l’Allemagne. Ainsi, l’argent emprunté à l’étranger retournait derechef au généreux prêteur.
Durant la période 1975-1980, la balance commerciale de la Grèce affichait encore un excédent de 1,5 % : il y avait plus de marchandises et de services exportés qu’importés. Dans les années 1990-2000, cette balance a basculé vers un déficit de 3 %. Et les résultats ont empiré vers une balance négative de 10 à 13 % depuis l’introduction de l’euro. La Grèce a dû importer des marchandises qu’elle produisait auparavant.
Avec la crise financière, la dette publique a grimpé à toute allure : de 115 % du PIB en 2007, elle est passée à 143 % en 2010. Il en résulte que les taux d’intérêt afférents à cette dette ont aussi grimpé très vite, par réaction en chaîne. En effet, quand un pays devient lourdement endetté, ses créanciers et les organismes prêteurs commencent à se méfier. Ils n’acceptent plus de lui prêter de l’argent que moyennant un taux d’intérêt plus élevé, en contrepartie du risque accru de ne pas être remboursés.
Cette charge d’intérêts sans cesse croissante a lourdement plombé l’économie : il y a une décennie, les Grecs devaient rembourser annuellement neuf milliards d’euros pour payer les intérêts sur les prêts en cours. En 2010, cette charge dépassait les quinze milliards !
Tout a explosé en octobre 2009, lorsque les « deux Papas » de la social-démocratie grecque, le Premier ministre Georges Papandréou et son ministre des Finances, Georges Papakonstantinou, ont révélé que leurs prédécesseurs du parti de droite Nouvelle Démocratie avaient systématiquement présenté des chiffres faux, bien trop flatteurs sur la dette de l’État. En 2009, le déficit budgétaire de la Grèce se serait élevé à 12,7 %, au lieu de 3,7 % annoncés ! Les collègues Premiers ministres et ministres des autres pays européens ont prétendu que les Grecs avaient trompé presque tout le monde en Europe. Didier Reynders, de mémoire d’homme notre ministre des Finances, a, plus tard, humblement reconnu dans le journal financier français La Tribune : « Dès l’entrée de la Grèce dans la zone euro en 2001, on savait que ses statistiques étaient faussées. »[8] Le New York Times a déclaré que deux grandes banques américaines, JPMorgan et Goldman Sachs, ont aidé pendant dix ans, et très « professionnellement », à dissimuler la véritable dette de la Grèce[9]. Et qui était, à cette période, vice-président et managing director de Goldman Sachs International ? Monsieur Mario Draghi, aujourd’hui président de… la Banque centrale européenne (BCE) ! Malgré le traficotage des chiffres grecs – dont Draghi avait dû être au courant (c’était sa banque, après tout…) –, Merkel, Sarkozy et d’autres dirigeants européens n’ont pas hésité à appuyer la nomination de Draghi à la nouvelle présidence de la BCE. Ils sont donc, clairement, des champions de la double morale. D’une main, ils agitent un index réprobateur pour faire la leçon aux falsificateurs des chiffres budgétaire de la Grèce. De l’autre, ils amènent en grande pompe à une des fonctions européennes les plus stratégiques le dirigeant majeur qui a contribué à cette falsification.
La volonté de la troïka fait loi
Après les révélations des deux Papas du Pasok, fin 2009, les marchés financiers se sont rués sur la Grèce comme le Minotaure sur la jeunesse athénienne. Immédiatement, les agences de notation ont abaissé la cote de solvabilité de la Grèce, de sorte que, pour Athènes, il est devenu plus cher d’emprunter de l’argent. L’intérêt sur ces emprunts a grimpé de plus en plus. Les spéculateurs visaient aussi la faillite de la Grèce. Ils ont acheté à grande échelle des credit default swaps, une sorte d’assurance qui rapporte beaucoup si la Grèce n’est plus en mesure de rembourser ses emprunts d’État.
Le 15 janvier 2010, Papandréou, dans ses petits souliers, introduit un premier plan auprès de la Commission européenne. C’est le plus grand plan d’austérité depuis les années 1950. Le Pacte de stabilité et de croissance de l’Union européenne détermine en effet que le déficit budgétaire de chaque pays-membre doit être limité à 3 %, et Papandréou se plie à cette norme. Il augmente la TVA, recule l’âge de la pension et coupe radicalement dans les services publics. Il promet aussi de s’attaquer à l’évasion fiscale. Les instances européennes donnent leur accord mais, en même temps, la Grèce est placée sous étroite surveillance de l’Union.
Le 3 mars 2010, le peuple grec riposte au plan de Papandréou. Ce jour-là, toute la Grèce est en ébullition. Les ports, les aéroports, les banques, la radio et la télévision, les écoles, les transports publics… tout est à l’arrêt. La Grèce descend dans la rue. Le Parlement doit, ce jour-là, approuver le plan. La Commission européenne, la Banque centrale européenne et le Fonds monétaire international menacent. La volonté de cette « troïka » fait loi. Sinon, pas d’aide. Georges Papakonstantinou conjure l’hémicycle de voter le plan draconien d’économies pour « regagner notre crédibilité sur les marchés ».
Partout en Europe, les gens en « costards chics taillés sur mesure » applaudissent avec enthousiasme. La nouvelle Dame de fer, Angela Merkel, est aux anges : « Nous sommes enchantés des mesures prises aujourd’hui par le gouvernement grec. C’est un signal très important pour que les marchés reprennent confiance en ce pays, mais aussi en l’euro. »[10]
L’Allemagne, les Pays-Bas et d’autres auraient préféré laisser la Grèce faire faillite. La population avait dans ce but été bien préparée : « 61% des Allemands sont contre tout soutien à la Grèce », annonce, en ce mois de mars 2010, la presse qui nage dans le sens du courant. Comment en irait-il autrement quand on serine pendant des semaines que le sauvetage de la Grèce coûtera des centaines d’euros aux familles allemandes ?
Mais les banques allemandes et les autres restent avec des milliards de reconnaissance de dettes grecques sur les bras. Non seulement les banques sont vulnérables, mais les assureurs et les fonds de pension aussi, dont beaucoup sont également exposés au « risque grec » en raison de leurs placements. Il y a, en outre, le risque d’un effet domino qui pourrait faire tomber à leur tour d’autres pays européens comme l’Irlande, le Portugal ou l’Espagne, voire l’Italie. Ce serait une catastrophe. Et, par conséquent, les plans de sauvetage européens se multiplient.
Le printemps 2010 n’apporte pas de changement. La position de la Grèce sur le marché des capitaux continue à empirer. Fin avril 2010, Georges Papandréou envoie un signal d’alarme depuis son île de vacances, Kastelorizo. La situation est si pénible qu’il implore à genoux l’Union européenne d’accorder de nouveaux crédits à son pays. Jean-Claude Trichet, encore président de la Banque centrale européenne, Dominique Strauss-Kahn, à l’époque toujours directeur du Fonds monétaire international (FMI), et José Manuel Barroso, président de la Commission européenne, exigent davantage de mesures d’économies draconiennes. « Faites payer les frais aux Grecs » est l’exigence de la troïka. Le réseau de la famille Latsis et d’autres richissimes Hellènes n’y sont probablement pas étrangers.
Entre-temps, les fonctionnaires du FMI, de l’Union européenne et de la BCE s’envolent vers Athènes pour concrétiser cette surveillance concurrentielle. Le 2 mai, Papandréou présente un nouveau paquet de mesures d’austérité. Un paquet de larmes et de sang. Les salaires des services publics sont diminués en moyenne de 10 %. La TVA est encore augmentée. Les rétributions des heures supplémentaires subissent une cure d’amaigrissement, tout comme les primes de Pâques, de Noël et les jours de congé, également pour tous les pensionnés. Il faut désormais avoir cotisé pendant 40 ans, au lieu de 37, pour avoir droit à une pension complète. La pension est dorénavant calculée sur la base des dix dernières années de carrière, au lieu des cinq années les mieux rémunérées. Pour la plupart des gens, la pension diminue fortement. Le salaire minimum tombe à 592 euros par mois. Trois jours plus tard, le 5 mai, les syndicats organisent une grève générale, la troisième en quelques mois. Papandréou fait le gros dos.
Irini en ressent très vite les conséquences. Elle a 29 ans et est enseignante. « Aujourd’hui, mon salaire a été versé sur mon compte, explique-t-elle. Pour la première fois, c’est un autre montant, à cause des mesures de Papandréou. J’ai calculé que j’aurai plus d’un mois de salaire en moins par année. C’est incroyable que l’enseignement soit à ce point touché. Pourquoi Papandréou ne s’en prend-il pas à d’autres secteurs ? Les riches armateurs, par exemple ? Ceux-là ne doivent-ils pas également contribuer ? »
Faire payer par les institutrices maternelles, les hôtesses de l’air, les agriculteurs, les employés de banque, les ouvriers du bâtiment, les vendeurs et vendeuses, les pensionnés une crise qu’ils n’ont pas provoquée, pour restaurer le confiance des marchés ? Pour beaucoup, la coupe est pleine. Ingeborg Beugel a fait le calcul : « Un enseignant gagne encore en moyenne, après la première vague d’économies de 2010, 800 euros par mois. De cela, 500 euros vont au loyer et autres charges fixes. Il reste 300 euros pour vivre. Comme enseignant, on ne peut presque pas se permettre de fonder une famille. Et comment une institutrice maternelle ou une hôtesse de l’air peuvent-elles se débrouiller avec un salaire de 650 euros par mois ? »[11]
La Deutsche Bank gagne du temps
Et pourtant, malgré le massacre social, l’attaque des marchés financiers sur la Grèce se poursuit. L’ambiance à Bruxelles est fébrile, début mai 2010. Réunions et de coups de téléphone pullulent. « Nous sommes dans une situation semblable au lendemain de la chute de Lehman Brothers » : cela sonne comme un cri d’alarme, ce vendredi 7 mai, au sommet européen des chefs d’État et Premiers ministres. « Il nous faut un accord avant l’ouverture des bourses asiatiques lundi matin. » Le sommet en fixe les grandes lignes le soir même. Une réunion extraordinaire des ministres des Finances européens doit encore en peaufiner les mesures d’exécution concrètes pendant le week-end. In extremis, un peu avant deux heures du matin, le lundi 10 mai, le résultat sort de la boîte.
Malgré la fatigue, le président de la Banque centrale européenne, Jean-Claude Trichet, reste droit comme un « i », ce lundi matin à trois heures et quart. Dans une déclaration concise, il fait savoir que la BCE procédera à l’achat massif d’obligations d’État des « pays à problème ». Pour les ultralibéraux, c’est un péché mortel. Ils sont d’avis que les banques centrales ne peuvent intervenir dans des problèmes budgétaires, pas même la BCE. Cela se passe quand même.
La BCE n’achètera pas directement auprès des pouvoirs publics de douteuses reconnaissances de dette des « pays à problème », mais bien sur le « marché secondaire », donc auprès des banques. Ainsi, celles-ci peuvent se débarrasser de leurs obligations pourries en échange de l’argent que la BCE fait imprimer. La BCE devient ainsi une bad bank, comme la Fed américaine l’est déjà.
La deuxième conclusion du sommet de mai consiste en la création par les pays de l’Union d’un fonds commun, le Fonds européen de stabilité financière (FESF). Ce FESF a le droit d’octroyer aux pays en difficulté des prêts qu’ils ne peuvent plus obtenir à des conditions acceptables sur les marchés financiers. Le FESF apportera ces prêts sous forme d’obligations sur le marché. Le mot « euro-obligation » ne peut être utilisé car les États-membres n’accordent pas de crédit direct aux pays en difficulté. C’est le FESF qui s’en charge. Les États-membres se portent garants de ces crédits. La Commission et la BCE présentent le FESF comme s’il était un instrument de dépannage pour les « pays en difficulté ». En fait, le FESF doit surtout empêcher que ces pays ne fassent trop vite faillite, parce qu’alors, les grandes banques subiraient d’énormes pertes par les obligations pourries de ces pays.
Début mai, l’Union européenne met aussi au point le « plan de sauvetage grec » de cent dix milliards d’euros. Une condition à l’octroi de ce paquet : le pouvoir de décision est transféré d’Athènes à la triple tutelle de la Commission européenne, de la BCE et du FMI, qui contribue également au financement. Quatre fois par an, cette troïka publie un rapport sur l’état d’avancement des réformes et des économies. Sans progrès satisfaisants, finis les prêts.
À côté de Jean-Claude Trichet, en ces jours de mai 2010, un autre banquier joue aussi, en coulisses, un rôle majeur : Josef Ackermann, PDG de la Deutsche Bank. Pour que ce soit clair, il s’agit d’une banque privée. Une des plus grandes au monde. Ackermann vise toujours des « rendements à deux chiffres » pour sa banque. La Grèce a beaucoup de dettes auprès des banques européennes, surtout en France et en Allemagne. Pour elles, ces créances douteuses et dangereuses se chiffrent en milliards d’euros. Si la Grèce fait faillite, elles ne reverront pas la couleur de leur argent. Et, donc, elles poussent activement à un plan de sauvetage. Mieux encore, elles rédigent ce plan elles-mêmes. Ackermann a pris cette tâche sur lui. C’est une « course contre la montre », écrit la chaîne publique allemande ARD sur son site Internet.
La chaîne annonce un reportage télé marquant de Monitor, le Questions à la Une allemand. Le titre : « Sauvetage grec coûteux, un habile coup de la Deutsche Bank ? » Le téléspectateur allemand peut jeter un petit coup d’œil derrière le décor[12].
Naturellement, durant la tempête de la crise financière de 2008, tout le monde avait promis que « les choses allaient changer ». Les pouvoirs publics gouverneraient à nouveau de manière indépendante, sans se sentir obligés de danser comme sifflent les banquiers et les spéculateurs. Mais, une fois la tempête calmée, la vie habituelle reprit son cours normal. Et, dans cette vie « normale », ce sont les Ackermann qui dictent les règles. Concernant la faillite grecque qui menace au printemps 2010, il importe surtout de gagner du temps. Ackermann fait la navette entre Berlin, Francfort et Athènes. Il s’entretient aussi régulièrement avec le ministre allemand des Finances Wolfgang Schäuble, pour mettre un plan de sauvetage à flot. C’est donc un directeur de banque qui donne la leçon au ministre des Finances. La Démocratie, c’est bien beau, mais pour les affaires sérieuses, c’est la Deutsche Bank qui fait la loi. Monitor montre qu’Ackermann a eu la main très lourde dans le « plan de sauvetage grec ». Ce plan devait d’abord et avant tout servir à gagner du temps. Temps pendant lequel les banques européennes et les assureurs pouvaient se débarrasser massivement de leurs intérêts grecs. L’émission de l’ARD concluait que le plan de sauvetage avait été « principalement utilisé pour rembourser les banques européennes, et pas pour maintenir la Grèce debout ».
Que la BCE achète désormais des obligations sur le marché secondaire – auprès des banques, donc – est un fameux coup de pouce ! Les représentants des banques à la City de Londres annoncent, le lendemain du sommet, le lundi 10 mai, que les institutions financières se débarrassent des obligations pourries – surtout grecques, portugaises et irlandaises – sur les banques centrales d’Allemagne et de France, en échange d’achat d’emprunts d’État sains, allemands ou britanniques[13].
À la fin avril 2010, les banques allemandes détenaient encore pour 16 milliards de prêts grecs. En février 2011, ce montant était réduit à 10 milliards. Dont seulement 1,6 milliard dans le portefeuille de la Deutsche Bank. Les banques françaises étaient moins rassurées : en février 2011, elles avaient encore presque 17 milliards de prêts grecs sur les bras. En Belgique, c’est surtout Dexia qui est resté exposé au risque grec, à concurrence de 5 milliards d’obligations pourries.
Le chantage printanier du big business
Le bon sens prédirait que la crise ne peut qu’aller en s’aggravant si d’énormes économies sont effectuées pour rembourser la dette de l’État grec. Il ne faut pas être docteur en économie pour comprendre que, quand on paralyse l’État, on appauvrit le peuple qui, à son tour, dépense moins et contribue involontairement à l’anémie de la machine économique. Les investisseurs se sont enfuis. En 2010, les importations grecques ont brusquement dégringolé d’un cinquième par rapport à l’année précédente, ce qui a également déprimé l’activité des pays fournisseurs de la Grèce. Par exemple, depuis 2008, les exportations belges vers la Grèce ont diminué d’un quart[14].
Entre-temps, la résistance en Grèce a continué d’enfler. En 2009, le gouvernement grec avait confié l’exploitation des routes nationales à des entreprises privées. Elles ont instauré des taxes routières très chères alors que, très souvent, il n’existait pas de routes parallèles alternatives. Le parcours entre Athènes en Thessalonique, par exemple, coûte désormais 45 euros. Les gens ont réagi avec colère et des comités « Nous ne payons pas ! » ont vu le jour. Les activistes de ces comités populaires ont enfilé des gilets de sécurité orange fluorescents, sont allés aux péages, y ont ouvert les barrières et ont laissé passer les automobilistes. Leur veste affichait l’inscription : « Désobéissance totale ». Sur leurs calicots : « Nous ne payons pas ! » et « Nous ne donnons pas d’argent aux banquiers étrangers ». Reconnaissants, les automobilistes passaient en levant le pouce. Début 2011, quatre automobilistes sur dix refusaient de payer la taxe routière et, à certains endroits, ils étaient huit sur dix[15].
Ainsi a commencé l’année 2011. Alors que les gens s’organisaient, les agences de notation ont dévalué la cote de solvabilité de la Grèce jusqu’au zéro absolu. Ils partent du principe que la Grèce ne sera pas en état de rembourser ses emprunts. Réduire les dépenses, ratiboiser les pensions, saigner les services publics, démanteler les emplois fixes, rogner sur les pécules de vacances et augmenter la TVA… Rien n’y fait. Les prêts à la Grèce deviennent encore plus chers, en raison des décisions des agences de notation. Nouvelle panique sur les marchés financiers. Les banques allemandes et françaises ont déjà pu se débarrasser d’un gros volume de « papier » grec, mais il leur en reste un bon paquet qui, désormais, ne vaut plus un clou.
Le 13 juin, le Financial Times annonce qu’un consortium de grandes banques insiste pour que, au prochain sommet européen, il faille obliger l’Union européenne à un buy-back, un rachat de la dette grecque, grâce à l’injection d’argent public par milliards. « Sans une action rapide, avertit le consortium, des pays comme l’Espagne et l’Italie pourraient plonger aussi. » Lisez bien : pour les grandes banques, il ne s’agit plus seulement de la Grèce, mais, surtout, d’enrayer l’effet domino que pourrait causer une faillite grecque.
Trends écrit : « En fait, les banques font du chantage auprès des pouvoirs publics : rachetez-nous les dettes, ou bien nous sèmerons la pagaille, et alors c’en sera fini de l’euro. »[16] Ces grandes banques n’hésitent pas à prendre toute l’Union européenne en otage. Lorsque, en 2008, nombre de banques européennes se sont retrouvées en difficulté parce qu’elles étaient exposées aux risque issus de la crise américaine des subprimes, les pouvoirs publics nationaux ont dû venir à leur secours. En 2011, avec les difficultés financières des États grec, portugais, italien, irlandais et espagnol, ces mêmes grandes banques appellent à nouveau à l’aide les pouvoirs publics – et, donc, le contribuable – à reprendre ces obligations d’État.
Le 21 juillet 2011, jour de notre pluvieuse fête nationale, le Conseil de l’Europe se réunit avec, en coulisses, la fine fleur des banquiers européens. Ce sommet parvient à un vague accord. Il y aura 109 milliards d’euros pour un nouveau financement « de la Grèce », plus un allongement de l’échéance de ces prêts de quinze à trente ans. Les banques contribueront « sur une base volontaire, pour 37 milliards d’euros ». En échange, la mainmise de la troïka sur le pays est encore renforcée : une taskforce se profile pour « donner une nouvelle impulsion à l’économie grecque ».
Soldes sur la mer Egée : on liquide !
En échange du nouveau « plan de sauvetage », à l’été 2011, la Grèce est contrainte à une vente massive de ses propriétés publiques. Les Grecs peuvent seulement garder l’Acropole, jusqu’à nouvel ordre. À part la vente des billets d’entrée, car ces rentrées sont privatisées. Comme tout le reste. À des prix cassés, le couteau sur la gorge. Le Pirée est stratégique comme port de marchandises, principalement pour les produits chinois. La troïka oblige la Grèce à mettre le port en vente en grande partie. Pour les entreprises allemandes et chinoises, il y a maintenant de bonnes affaires en Grèce : c’est la période des soldes. Les Grecs sont obligés d’organiser une braderie où des biens publics sont mis en vente pour quelque cinquante milliards d’euros. Le FMI envoie des conseillers à Athènes pour chaperonner le processus. L’affaire doit être bouclée en trois ans.
Une vingtaine d’entreprises publiques sont immédiatement mises en vente. La liste est discutée avec la troïka. La Deutsche Telekom AG en récolte le plus gros morceau. Elle va à nouveau acheter 10 % de participations dans l’OTE, la plus importante entreprise grecque de télécoms. Cela coûte à Deutsche Telekom quatre cents millions d’euros, un prix dérisoire. Les Allemands contrôlent ainsi quelque 40 % d’OTE. L’État grec ne possède plus que 10 % des participations. Les Allemands sont surtout intéressés par les réseaux mobiles d’OTE en Roumanie, Bulgarie et Albanie. Et par les 20 % de participations d’OTE dans les télécoms serbes. Deutsche Telekom fait ainsi une affaire en or dans sa conquête des Balkans.
Des parties de l’aéroport d’Athènes sont à vendre pour trois cent cinquante millions d’euros. Les grandes entreprises allemandes et chinoises sont en forte concurrence pour conclure cet achat et, de cette manière, contrôler l’aéroport jusqu’en 2046. Un quart du port du Pirée est à vendre, tout comme un quart du port de Thessalonique, un tiers de la Banque postale hellénique, 40 % de la compagnie des eaux de Thessalonique, la moitié du distributeur de gaz DEPA, un tiers du distributeur de gaz DESFA et 99,8 % du fabricant d’armes Hellenic Defense Systems. La Loterie nationale sera vendue à 100 %, tout comme les courses hippiques et la compagnie de chemin de fer TrainOSE.
En 2012, la poste grecque sera aussi en grande partie offerte à la vente, de même qu’un plus grand nombre de ports et les compagnies des eaux athéniennes. Idem pour la Banque agricole grecque, la compagnie pétrolière nationale, les aéroports régionaux et, probablement, les autoroutes, qui devraient être vendues dans les prochaines années.
Mais c’est compter sans la résistance. Dans quasiment tous les secteurs publics, les gens s’organisent avec les syndicats pour arrêter cette liquidation. Le service aux voyageurs du ministère belge des Affaires étrangères avertit même de ces actions : « Actuellement, des grèves et des manifestations ont régulièrement lieu, surtout dans les villes d’Athènes et de Thessalonique. Étant donné que les manifestations peuvent entraîner de la violence, il est déconseillé de se rendre dans les quartiers athéniens où celles-ci se déroulent, habituellement aux alentours du Parlement, Syntagma, Omonia ou Exarchia. Ces actions peuvent affecter les transports publics, sporadiquement le trafic aérien, les taxis, les hôpitaux, les pharmacies. »[17]
Les travailleurs, usagers et syndicats grecs refusent massivement la vague de privatisations, mais le Parti socialiste européen (PSE), dont font partie le PS et le sp.a, la soutient tenacement. Le président du PSE, Poul Nyrup Rasmussen, se déplace jusqu’à Athènes pour répéter qu’il n’y a pas d’autre solution. Les sociaux-démocrates doivent, selon lui, construire des ponts pour le futur. « Nous devons réaliser que nous devons construire des ponts avec l’avenir, sinon les autres décideront de l’avenir à notre place. »[18] Des ponts avec l’avenir ? Pas vraiment la métaphore adéquate lorsque le réseau routier grec est à vendre.
Pour défendre l’impulsion de la troïka et du Premier ministre Papandréou, certains sociaux-démocrates vont parfois très loin. La parlementaire du Pasok Elena Panaritis avance fièrement : « Margaret Thatcher a eu besoin de onze ans pour mener à bien ses réformes dans un pays qui connaissait de moins grands problèmes structurels. Notre programme a été mis sur pied il y a seulement quatorze mois ! »[19] Autrement dit : Papandréou fait mieux que Thatcher. Et pourtant, Philippe Moureaux, vice-président du PS, donne « 8/10 » à l’action de Papandréou quand il répond à Pascal Vrebos sur les plateaux du JT de RTL. Après que son camarade, le député européen Marc Tarabella, eut aussi vigoureusement pris la défense du Premier ministre grec, rejetant la responsabilité du marasme grec sur la seule droite de la Nouvelle Démocratie[20]. On peine à voir ce qu’il y a de socialiste dans cette politique.
« Chaque jour, des gens désespérés manifestent dans le centre d’Athènes, témoigne Ingeborg Beugel. Non, ils ne se dorent pas la pilule sur la plage en sirotant de l’ouzo. Le marché implose. Les revenus en baisse et les hausses d’impôts ne donnent rien : d’une vache tarie, il n’y a plus de lait à tirer. Tous les secteurs publics grecs doivent être privatisés, pas tellement pour aider les Grecs, pour rendre les institutions qui fonctionnent mal plus efficaces, mais parce qu’ils peuvent servir de garantie pour les banques européennes. Des revenus fortement rabotés et des impôts augmentés en combinaison avec des prêts extrêmement lourds ne mettent pas seulement une économie par terre, mais aussi la cohésion d’une société. »[21]
Le chômage des jeunes : 43 %
Les trois quarts des Grecs en dessous de 30 ans habitent de nouveau chez leurs parents. Hôtel Maman. « Cela marque toute une génération », observe Oreste Xanidis, un enseignant de 29 ans. Il habite encore chez ses parents. Il reçoit la visite d’une amie. Sa mère est à table avec eux. Oreste confie que, vu qu’il ne peut envisager d’avoir son propre logement, c’est une chance qu’il s’entende bien avec ses parents. « J’ai calculé, et ce n’est absolument pas possible, explique-t-il. Mon salaire est trop bas. Quelques amis ont bien essayé mais, à la fin du mois, ils étaient plus qu’à sec. Aussi longtemps que vous habitez chez vos parents, vous êtes leur enfant. Bien sûr, cela dépend d’une famille à l’autre, mais rester à la maison empêche beaucoup de jeunes de s’épanouir. Beaucoup de relations en souffrent aussi. Cela a également beaucoup à voir avec le fait que tant de gens n’ont pas d’emploi fixe. Alors, on a 30 ou 35 ans, mais on se sent comme si on en avait 22, l’âge des amourettes de vacances. Ces jeunes adultes n’ont tout simplement pas le sentiment qu’ils peuvent construire leur propre ménage et prendre vraiment leur vie en mains. »
Le syndicaliste Georges Skiadiotis raconte : « Toutes les lois qui protégeaient les travailleurs des secteurs public et privé sont en train d’être abolies. L’obligation d’accorder un salaire minimum a été, par exemple, supprimée. Depuis cette année, les employeurs peuvent embaucher des jeunes travailleurs pour 500 euros par mois, bien en dessous du salaire minimum, qui est de 750 euros. »[22]
Le nombre de suicides en Grèce a été multiplié par quatre en deux ans. En 2011, Un Grec sur quatre vivait en dessous du seuil de pauvreté, un sur cinq gagnait moins de 6 480 euros par an. Chez soixante mille familles, l’électricité a été coupée parce qu’elles ne pouvaient plus payer leur facture.
Beaucoup d’Albanais et de Bulgares qui travaillaient dans la construction sont retournés dans leur pays avec l’espoir d’y trouver de meilleures conditions de vie. Des milliers de jeunes diplômés grecs pensent déménager à l’étranger, en Allemagne, au Canada, en Australie, à Londres…, en quête d’un véritable avenir. Les médias parlent beaucoup de cette fuite des cerveaux, des rêves de départ de la jeunesse. Mais, entre le rêve et la réalité, il y a de la marge. Comme, par exemple, savoir qu’ailleurs non plus, on ne trouvera pas le paradis.
Le chiffre officiel du chômage en Grèce est de 16,5 %. En 2012, il grimpera à 22 %, selon les prévisions. Pour les moins de 25 ans, ce chiffre est même de 43,1 %.
En 2010, l’économie grecque s’est contractée de 4,5 %. En 2011, elle a encore perdu quelque 5 %, et une baisse supplémentaire de 2,5 % est attendue en 2012. « Il n’est pas nécessaire de connaître le mythe de Sisyphe pour voir que des mesures qui conduisent à -7 % de croissance ne réduisent pas le déficit. Il ne faut pas avoir lu Platon pour comprendre que diminuer de moitié les salaires et les pensions signifie que les gens ne seront plus en mesure de payer des taxes et des impôts exorbitants », écrit The Guardian[23].
La troïka étrangle la Grèce : une crise humanitaire
Celui qui, aujourd’hui, se promène dans Athènes, doit se frayer un chemin entre des milliers de pancartes rouges et vertes : « Enoikiazetai », à louer. Un tiers des 165 000 commerces ont déjà fermé. Beaucoup de ménages à deux revenus, qui, auparavant, pouvaient compter sur presque 3 000 euros mensuels, n’ont plus que deux fois 400 euros d’allocations de chômage, souvent payées avec des mois de retard. Le personnel hospitalier ne reçoit plus de salaire depuis des mois, et on le calme en promettant « l’année prochaine ». En septembre 2011, les personnes qui travaillent à l’Acropole n’avaient plus été payées depuis vingt-deux mois ! Lorsqu’elles ont protesté, ce n’est pas leur salaire qu’elles ont reçu, mais une autre rétribution : du gaz lacrymogène. Dans le privé également, les salaires tardifs s’accumulent. « Ils me doivent encore 3000 euros d’arriérés », s’énerve Margarita Koutalaki, qui travaille à temps partiel comme serveuse, pour 6,5 euros l’heure. Elle est divorcée et élève une fille de 11 ans.
Aux murs des écoles publiques, on trouve des affiches pour des réunions de parents sur le manque de livres scolaires. La plupart des écoliers n’ont plus que deux ou trois manuels. L’enseignement public n’en reçoit plus parce que les écoles ne peuvent plus en payer l’impression. Dans certains cas, les élèves disposent de leçons sur DVD.
Les abribus sont couverts de petites annonces pour des cours particuliers : biologie, anglais, espagnol, danse, jonglerie… c’est inimaginable. Comment survivre est LE sujet de toutes les conversations.
Günter Tews, avocat de la ville de Linz, en Autriche, qui possède une résidence secondaire à Athènes, ne peut plus le supporter. « Les Grecs sont saignés à blanc. C’est un génocide financier, lance-t-il. Où sont restés tous les crédits accordés ? Certainement pas parmi la population. Le peuple grec ne refuse pas de subir des restrictions mais il n’en est plus capable. Toutes les protections des travailleurs ont simplement disparu. La porte est grande ouverte à l’exploitation. Celui qui travaille toujours s’épuise à mort pour un salaire de famine. Lorsque des délégués de la troïka ou de l’UE vont déjeuner avec des politiciens grecs pour 300 euros par personne, on peut se poser la question : quand cette casserole à pression va-t-elle exploser ? »[24]
La troïka a également lancé un ultimatum à Athènes : en 2011, 310 millions d’euros devaient être économisés dans les soins de santé, et 1,43 milliard d’euros supplémentaires devront l’être les trois années suivantes. En Grèce, on ne compte déjà que 4,7 lits d’hôpital pour 1000 habitants – contre 6,8 en Belgique – et pourtant, ce nombre doit être réduit d’un tiers[25]. Le nombre d’hôpitaux publics va diminuer de 133 à 83. Depuis 2010, pour chaque visite, il faut payer 5 euros de ticket modérateur. Mais, heureusement, il existe pour l’instant certaines exceptions. « Une des mesures à venir est de supprimer ces exceptions au paiement de 5 euros, s’écrie le docteur Nikitis Kanakis, à la tête de Médecins du Monde Grèce, 5 euros, ça ne paraît pas beaucoup mais, pour des personnes aux très bas revenus, cette petite somme représente une grande partie de leur budget. En très peu de temps, on constate un changement inimaginable au sein de la population. La faim est de retour en Grèce. Certains enfants et personnes âgées présentent déjà des signes de sous-alimentation. C’est surtout le cas chez les migrants, mais aussi chez des citoyens grecs. Une crise humanitaire se développe dans ce pays, et personne ne veut le voir. »[26]
Les économies imposées par l’Union européenne amènent un nombre croissant de Grecs au suicide, à la drogue et à d’autres addictions, à la prostitution et à la dépression. Telle est la conclusion d’une étude de la très réputée revue médicale The Lancet : « Nous constatons des tendances très inquiétantes, un doublement des cas de suicides, une hausse des homicides, une augmentation de 50 % des infections au virus HIV et des gens qui nous disent que leur santé a empiré mais qu’ils ne peuvent plus consulter de médecin, même s’ils devraient le faire », rapporte le sociologue David Stuckler[27].
On tire aussi la sonnette d’alarme chez Médecins sans Frontières, qui a créé un centre de soins en Grèce pour les réfugiés n’ayant pas accès au système de soins de santé. « Avec la croissance de la crise, nous apercevons les symptômes d’un plus grand problème, observe Apostolos Veizis, à la tête de MSF Grèce. En fait, nous constatons que des Grecs tout à fait ordinaires n’ont également plus accès aux soins de santé, et c’est la raison pour laquelle des organisations d’aide comme MSF agissent. Vous savez, dans certains secteurs des soins de santé, les budgets ont été réduits de 80%. »[28]
Le géant pharmaceutique suisse Roche a décidé de ne plus livrer de médicaments aux hôpitaux grecs, parce qu’il craint de ne pas être payé. Des médicaments importants contre le cancer ne sont dès lors plus disponibles[29]. Quand je lis cela, j’en ai le souffle coupé. J’ai perdu mon père du cancer l’an passé. Les médicaments contre le cancer et la chimiothérapie sont scandaleusement chers. Le cancer appauvrit les gens et enrichit les multinationales. Roche a enregistré, durant le premier semestre 2011, 4,5 milliards d’euros de bénéfice, via, entre autres, l’argent des gens atteints de cancer dans le monde entier. Les cancéreux grecs ont encore le choix de se rendre dans des hôpitaux privés, qui sont extrêmement chers. Tant d’immoralité donne la nausée aussi sûrement qu’une chimiothérapie.
« Notre monde est un nouveau monde »
Lorsque, le samedi 1er octobre 2011, j’entre chez mon marchand de journaux, je tombe en arrêt sur un gros titre à la Une du Financial Times : « Strikes hit Greek rescue effort. » Traduction : les grèves affectent les efforts de sauvetage de la Grèce. De quoi s’agit-il ? Cette semaine-là, des fonctionnaires des ministères des Finances, de la Justice, de l’Agriculture et de l’Intérieur protestaient à Athènes contre la suppression supplémentaire de 30 000 d’entre eux, ces licenciements venant s’ajouter aux « dégraissages » précédents. C’en est assez, ont-ils tonné. Les bâtiments des ministères étaient déserts. Le blocus a empêché le ministre Evangelos Venizelos de recevoir une délégation de la Banque centrale européenne, de la Commission européenne et du FMI dans ses bureaux. Lorsque Venizelos est devenu ministre des Finances, il a déclaré : « J’abandonne le ministère de la Défense pour me consacrer désormais à la vraie guerre. »[30] La guerre de la troïka contre le peuple.
Les messieurs en costume de la troïka sont venus à Athènes pour contrôler si la Grèce avait pris suffisamment de mesures d’économie, et ils ont voulu, depuis le ministère des Finances, transmettre leur nouveau rapport au siège de la BCE, à Francfort. C’est là que l’on déciderait si le pays serait autorisé à recevoir une nouvelle tranche de huit milliards d’euros en prêts de sauvetage. Le blocus leur a mis des bâtons dans les roues. D’où le titre du Financial Times. Mais, interroge un chroniqueur belge, célèbre au Nord du pays, « autoriseriez-vous des voleurs à entrer lorsqu’ils frappent à votre porte ? ». C’est bien la question centrale : qui pille la Grèce, et qui la sauvera ?
« Athènes proclame sa détresse, les émeutes ont fait jusqu’à trente-sept morts, le gouvernement communiste fait appel à l’armée », titre à sa Une un journal boursier le 10 octobre 2011, lors d’une édition de politique-fiction sur les perspectives d’avenir de 2012. Et ce journal d’expliquer : « Même un gouvernement grec dirigé par des communistes arrivera vite au constat qu’il y a très peu de marges de manœuvre pour une alternative. » Voilà qui a un arrière-goût de persiflage cynique afin de détourner l’attention de ce qui se joue réellement aujourd’hui. Une élite politique classique qui condamne un peuple tout entier à la quasi-mendicité, pour servir une poignée d’armateurs, de millionnaires et de banques étrangères. Une élite politique de socialistes-caviar et de libéraux qui se servent à volonté, n’hésitant pas à envoyer les forces de police pour étouffer les protestations croissantes de la population. Le 20 octobre 2011, lorsque soixante mille militants syndicaux encerclent le Parlement pour empêcher les nouvelles coupes sombres projetées par Papandréou, Dimitris Kotzaridis, un travailleur du bâtiment et syndicaliste du PAME, meurt, étouffé, sur les marches du Parlement grec : ses poumons n’ont pas supporté le gaz lacrymogène.
« Ce ne sont pas nos dettes, le peuple n’est en aucun cas responsable » est un des slogans du parti communiste KKE, la troisième formation politique du pays. Et le KKE a bel et bien une solide alternative aux « remèdes » imposés aujourd’hui : « Il n’y a qu’une solution : les richesses qui se trouvent dans ce pays doivent devenir le patrimoine du peuple. Nous devons briser les chaînes qui nous lient à l’Union européenne et annuler unilatéralement la dette. Il n’existe pas de solution intermédiaire. » C’est ce que lance le président du KKE, Aleka Papariga, le 19 octobre 2011, à l’océan de manifestants qui occupent les rues d’Athènes. « Aujourd’hui, soit les travailleurs et les jeunes se laissent faire et paient la crise des banquiers et des monopoles, soit ils lèvent la tête et se battent. Nous ne paierons pas un seul euro de leur crise. Notre monde, ce n’est pas le capitalisme. Notre monde, c’est un nouveau monde, c’est le socialisme. »
Le KKE est une des forces motrices derrière la résistance, avec la plate-forme syndicale PAME. « Transformez votre colère en organisation » est la devise de cette plate-forme. Le PAME prépare les gens à une longue lutte. Ce n’est pas facile, même actuellement : seuls 16 % des travailleurs grecs sont syndiqués. Et beaucoup de gens ont peur d’un licenciement. Du matin au soir, on entend des avertissements aux grévistes, qui « apportent encore plus de problèmes au pays. »
Mais Georges Skiadiotis, une figure-phare du PAME, rayonne de détermination : « Nous constatons une plus grande participation des travailleurs ainsi qu’un plus grand nombre de luttes militantes, comme des occupations, etc. Et la solidarité est plus importante également. Le tournant a été la grande grève de décembre 2009. Ce mouvement de lutte n’a pas pu bloquer les attaques. Mais, sans cette résistance, la situation serait encore pire. Pour beaucoup de travailleurs, rejeter les mesures est une nécessité. Et ces luttes ont contribué à retarder l’application des mesures d’austérité. »
Le mercredi 19 octobre 2011, la vingtième grève générale met tout le pays à l’arrêt. Les médias grecs appellent cette action « la mère de toutes les grèves ». Tout le pays est bloqué, sauf les transports publics, qui amènent les activistes au centre des villes. Ils sont des centaines de milliers, un demi-million : « Nous ne leur devons rien, nous ne payons pas ! » Malgré cette gigantesque participation, Papandréou poursuit, au Parlement, le lancement des plus lourdes économies jamais mises sur pied. Dans les secteurs publics, et ceux qui sont pris en compte pour être privatisés, les salaires vont baisser jusqu’à 65 %. Les multinationales les recevront par après sur un plateau d’argent. Les conventions collectives de travail sont restreintes, de manière à ce que davantage de baisses de salaires soient possibles dans le privé. Et les petites entreprises peuvent désormais fonctionner sans conventions collectives. Le fossé entre population et gouvernants n’a jamais été aussi grand.
Le soir, nous organisons avec le KKE un rassemblement de solidarité devant le Parlement européen à Bruxelles, cent cinquante personnes sont présentes. La voix de Vangelis Katsiavas retentit dans notre mégaphone : « Les enfants ne reçoivent plus à manger à l’école et certains parents n’ont plus d’argent pour leur donner de pique-nique. Il arrive qu’ils s’évanouissent en classe. Papandréou nous dit que nous devons accepter ces mesures, sinon… nous tomberons dans la pauvreté. Mais le peuple grec y est déjà, dans la pauvreté ! Quoi qu’il arrive, le peuple dit : « Nous ne payerons pas la crise ! » »
Je témoigne aussi de notre solidarité. Pas une solidarité avec le malheur, mais une solidarité dans la résistance, avec les gens qui refusent de servir de cobayes aux recettes de la pauvreté mitonnées par la troïka européenne.
Entre-temps, la crise s’est encore aggravée. Et le gouvernement Papandréou a été remplacé par un gouvernement « d’union nationale », dirigé par Papadémos, l’ancien gouverneur de la Banque de Grèce et ex vice-président de la Banque centrale européenne. Le Pasok gouverne ainsi avec la droite de la Nouvelle Démocratie et le parti d’extrême droite Laos.
Mais bien sûr, le peuple grec résiste. Et comment ! Prenez Kordelio, un petit faubourg de Thessalonique. Juste en face de la maison communale, le comité populaire a accroché un gigantesque calicot : « Nous ne payons pas ». Il s’agit d’une action contre la nouvelle taxe sur les logements. Dimitrios Otantzis est un des initiateurs. Il a travaillé quarante-sept ans aux Pays-Bas et est revenu en Grèce : « Nous avons commencé avec quelques camarades du KKE. Nous parlons aux gens pour leur expliquer ce qui est en train de se passer et tentons de les impliquer. Nous voulons bien payer notre facture d’électricité, mais pas la nouvelle taxe sur le logement, qui est perçue avec la même facture. Nous avons lancé une pétition et mis sur pied un comité populaire. Nous faisons toutes les rues, porte après porte. Notre comité croît de jour en jour. Le soir, nous nous réunissons au coin de la rue pour expliquer la situation, et appeler les gens à la grève générale de la semaine prochaine. »
Partout, on voit des actions organisées par les syndicats. Au niveau local aussi, comme dans cette laiterie de Melfgal Milk où un travailleur a été licencié. Le PAME n’a pas tardé à réagir. Les trois unités de Melfgal Milk ont été occupées jusqu’à ce que l’entreprise laitière revienne sur sa décision : un pour tous, tous pour un.
Dans les quartiers, sur le terrain, à la campagne, chez les jeunes et les étudiants, partout la résistance s’embrase. Le 25 septembre 2011, un groupe d’étudiants a interrompu la diffusion en direct du JT de la chaîne publique Net. Ils n’ont rien dit, ils ont simplement montré leur calicot : « Arrêtez de regarder et sortez protester ! »
Le 21 octobre 2011, The Guardian écrit : « La Grèce est coupée en deux. D’un côté, les politiciens, les banquiers, les fraudeurs fiscaux et les barons des médias, qui apportent leur soutien à la restructuration socialement et culturellement la plus dure et la plus injuste jamais vue en Europe occidentale. L’ »autre » Grèce comprend l’impressionnante majorité de la population. Cela sautait hier aux yeux, lorsque plus de cinq cent mille personnes sont descendues dans la rue pour une des plus grandes manifestations jamais vues. L’action de protestation s’est terminée de manière tragique, avec la mort d’un syndicaliste. Les derniers petits restes de légitimité de ce gouvernement ont disparu, et le gouvernement lui-même disparaîtra bientôt. Le manque de démocratie dont souffrent tous les systèmes politiques du monde est devenu irréversible en Grèce. C’est la responsabilité de cette « autre » Grèce d’adopter une constitution de justice sociale et de démocratie pour le xxie siècle. C’est ce que la Grèce peut offrir au monde. »[31]
Ce n’est pas la Grèce qui est en crise, mais bien le capitalisme lui-même. Voilà, pour le célèbre professeur d’économie argentin Atilio Boron, l’idée fondamentale pour un appel à la résistance grecque, contre la tyrannie des « médecins » de l’économie libérale de marché. « La « crise grecque » est le symptôme le plus aigu de la crise générale du capitalisme, celle dont, depuis trois ans, les médias de la bourgeoisie et de l’impérialisme assurent qu’elle est en voie de dépassement, même si les choses vont de plus en plus mal. Le peuple grec, par la force de sa résistance, prouve qu’il est disposé à en finir avec un système qui n’est déjà plus viable à moyen terme. Peut-être la Grèce, qui inventa, il y a plus de deux mille cinq cents ans, la philosophie, la démocratie, le théâtre, la tragédie et tant d’autres choses, pourra-t-elle nous surprendre à nouveau et inventer la révolution anticapitaliste du xxie siècle ? »[32] En Grèce, le monde du passé et celui de l’avenir sont entrés en collision frontale.
[1] Khue Pham, « Wo ist das Geld der griechischen Reichen ? », Die Zeit, 5 juillet 2011.
[2] Kristof Van Damme, « Ontspoorde staatsfinanciën in Griekenland », Vrede n°406, novembre-décembre 2010.
[3] Radio1, « Bezuinigen op z’n Grieks », 26 mai 2011.
[4] De Telegraaf, 30 juillet 2011.
[5] DPA, 18 mai 2011.
[6] Ingeborg Beugel, « Heus, Grieken werken 41 uur per week en zijn niet verder uit te persen », NRC, 28 mai 2011.
[7] James Petras, « Pasok : Pan Hellenic Socialist Kleptocrats », 7 mai 2011 (http://petras.lahaine.org/?p=1866).
[8] La Tribune, 19 juin 2011.
[9] The New York Times, 13 février 2010.
[10] Les Échos, 3 mars 2010.
[11] Ingeborg Beugel, « Heus, Grieken werken 41 uur per week en zijn niet verder uit te persen », NRC, 28 mai 2011.
[12] Reportage diffusé le 16 juin 2011.
[13] Frankfurter Allgemeine Zeitung, 15 mai 2010.
[14] De Tijd, 9 juillet 2011.
[15] « Vier von zehn Autofahrern zahlen nicht », Junge Welt, 28 janvier 2011, p. 8.
[16] Trends, 12 juillet 2011.
[17] Http ://diplomatie.belgium.be/fr/Services/voyager_a_letranger/conseils_par_pays/europe/grece/ra_griekenland.jsp.
[18] « PES leader addresses Pasok National Council », 6 mars 2011 (http://www.athensnews.gr/portal/8/38624).
[19] Cité dans Alain Salles, « L’odyssée de Papandréou », Le Monde, 16 septembre 2011.
[20] RTL-TVI, 6 novembre 2011.
[21] Ingeborg Beugel, « Heus, Grieken werken 41 uur per week en zijn niet verder uit te persen », NRC, 28 mai 2011.
[22] Solidaire, 24 octobre 2011.
[23] Costas Douzinas, « Greece’s lines now are clear », The Guardian, 20 octobre 2011.
[24] Günter Tews, « Ein « finanzieller » Völkermord », Die Presse, 22 septembre 2011.
[25] Chiffres de : Indicatoren voor Sociaal Beleid, Herman Deleeck, www.centrumvoorsociaalbeleid.be.
[26] Leigh Philips, « Ordinary Greeks turning to NGO’s as health system hit by austerity », EU Observer, 6 octobre 2011.
[27] « Une étude dénonce les ravages de la crise sur la santé des Grecs », L’Humanité, 10 octobre 2011.
[28] Leigh Philips, ibidem.
[29] « Pharmakonzern stoppt Lieferung an griechische Krankenhäuser », Der Spiegel Online, 17 septembre 2011.
[30] « Kriegsminister des Tages : Evangelos Venizelos », Junge Welt, 27 juillet 2011, p. 8.
[31] Costas Douzinas, « Greece’s lines now are clear », The Guardian, 20 octobre 2011.
[32] Atilio Boron, « Ce n’est pas la Grèce qui est en crise, c’est le capitalisme », Cubadebate.cu, 25 juin 2011.