Publié le : 08 mai 2012
Source : ptb.be
Nabil Boukili, membre de Comac, le mouvement de jeunes du PTB, et Mario Franssen, de l’ONG intal, ont participé, du 21 au 25 avril, à une mission internationale d’enquête et de solidarité en Syrie. Ils y ont essentiellement rencontré des gens qui ne voulaient rien d’autre que la paix et le progrès social.
La mission était organisée par la Fédération mondiale de la jeunesse démocratique (WFDY), dont Comac est membre, et le Conseil mondial de la Paix (WPC), auquel participe intal. Ces deux organes réunissent des organisations anti-impérialistes du monde entier.
Pourquoi êtes-vous partis en Syrie ?
Nabil Boukili. Les membres de Comac, et les étudiants en général, se posent beaucoup de questions concernant la Syrie. D’un côté, on connaît la politique de l’Occident dans la région, mais, de l’autre côté, les médias donnent une image d’un pays dans un état d’urgence, en conflit. Nous voulions savoir à quel point cette image reflète la situation réelle sur le terrain et à quel point il s’agit de manipulations médiatiques, comme on les a connues dans le cas de la Libye.
Mario Franssen. À intal, cela fait des années que nous œuvrons contre les guerres et les interventions. Nous ne voulions pas seulement mieux connaître la situation en Syrie, mais aussi mieux la situer dans son contexte : s’agit-il d’une dynamique comme celle du Printemps arabe, comme en Tunisie ou en Égypte, ou encore de ce qu’on a vu en Libye ? Ou cette image est-elle fausse ? En tant que mouvement anti-impérialiste, nous savons en effet qu’il s’agit d’une région d’une grande importance géostratégique, et qu’il faut dans ces cas-là regarder un peu plus loin que l’image d’une population en révolte.
Et la réalité était-elle donc si différente de ce que les médias en font ?
Nabil Boukili. Dès le premier jour, nous avons découvert une situation beaucoup plus nuancée que celle présentée dans la presse occidentale. J’étais parti de l’idée qu’on allait dans un pays instable, avec des conflits partout, une guerre civile. Mais, en arrivant à Damas, je me suis dit : « On nous a peut-être amenés ailleurs ? » (Rires) La capitale de la Syrie s’est avérée être une ville magnifique, dans laquelle la vie suit son cours de la manière la plus normale qu’il soit.
Mario Franssen. Nous avons fait la route de Beyrouth à Damas en voiture — un trajet de trois heures — sans le moindre problème. Il a fallu à peine dix minutes pour passer la frontière. Pendant tout le trajet, nous n’avons pas vu un seul militaire.
Nabil Boukili. Ce décalage m’a beaucoup perturbé, et l’envie d’entendre l’avis des Syriens me pressait de plus en plus. Et, dès les premières réactions, le ton était donné : « C’est un complot », « c’est un projet de colonisation de plus pour l’Occident dans la région », « c’est pour protéger Israël »… En poussant un peu plus loin les discussions, et malgré les tendances politiques diversifiées, le message commun qui ressort de ce voyage, c’est celui d’un peuple fier qui s’oppose à toute intervention étrangère en Syrie. Un peuple qui veut la stabilité et le progrès, pas le chaos et la misère.
Mario Franssen. Et c’est ce qui pend au nez de la Syrie en cas d’intervention étrangère. Quand j’ai été à Tripoli, en Libye, en juin 2011, la vie y suivait tout simplement son cours aussi. Aujourd’hui, il y règne un grand chaos, il n’y a plus de lois et les milices armées rendent la vie impossible.
Mais on ne peut quand même pas prétendre qu’on ne se bat pas en Syrie ?
Mario Franssen. Durant nos cinq jours dans le pays, nous avons entendu parler de deux attentats à Damas. Il s’agit d’attentats des rebelles armés contre les troupes gouvernementales, au cours desquels il y a régulièrement des victimes civiles. La population syrienne veut que l’armée les protège contre ces attentats. À propos des interventions de l’armée gouvernementale, on raconte d’ailleurs beaucoup d’inepties. Lors de notre dernier jour à Damas, le 25 avril, la BBC a par exemple dit que l’armée syrienne attaquait Damas. À ce moment même, nous étions dans un restaurant sur une colline, avec vue sur toute la ville, et nous n’avons vu qu’un mince nuage de fumée dans un quartier périphérique éloigné.
Nabil Boukili. Nous avons visité l’université à Tichrine, près de Lattaquié, sur la côte. Une université qui, selon certains médias, aurait été détruite ! Ce genre d’expériences nous a aidés à nuancer les choses.
Qu’avez-vous pu visiter ? Avec qui avez-vous pu parler ?
Nabil Boukili. On n’a pas pu avoir une vue complète sur le pays en cinq jours, évidemment. On n’a pas visité Homs ou Hamaa, seulement Damas et Lattaquié. Mais, comme notre hôtel à Damas se trouvait au centre-ville, on a pu traverser toute la ville. J’ai pu parler avec plein de gens dans la rue (Nabil parle l’arabe, NdlR). On a rencontré des responsables de l’Union nationale des étudiants syriens, de la fédération syndicale, des mouvements politiques de jeunes, ainsi que le patriarche orthodoxe et le mufti musulman de Damas.
Mais on s’est bien rendu bien compte que notre mission était fortement encadrée, avec un programme bien défini et restreint. C’est la raison pour laquelle on a aussi tenté d’établir des contacts sur le côté.
Et vous avez entendu beaucoup de voix critiques ?
Mario Franssen. Quand même, oui. Même dans le cadre de notre mission officielle, il y avait beaucoup de discussions, y compris avec les accompagnateurs. Certains trouvaient le gouvernement du parti Baath et les récentes réformes plutôt positifs, mais d’autres étaient plus critiques à ce propos, et estimaient que les réformes n’allaient pas assez loin. Régulièrement, lors de nos pérégrinations à Damas et Lattaquié, des gens nous abordaient spontanément. Ils étaient manifestement heureux que nous voulions en savoir plus sur la situation dans leur pays. Sans exception, tous s’exprimaient contre toute forme d’ingérence étrangère. Mais ils avaient également des critiques contre le pouvoir. Au début de la révolte syrienne, le régime est certainement intervenu de façon trop musclée, disaient-ils. Et ils ajoutaient qu’il doit y avoir plus d’espace démocratique. Pour la population, ces deux choses vont ensemble : attendre plus et mieux de la part du gouvernement et, en même temps, soutenir ce même gouvernement dans sa résistance à toute ingérence étrangère.
Nabil Boukili. Tard le soir, j’ai eu pas mal de discussions avec des jeunes. Ils m’ont parlé d’une élite corrompue, de la répression, de la nécessité d’avoir la liberté d’expression et d’autres droits démocratiques. Malgré une certaine politique sociale, qui se manifeste à travers un enseignement gratuit, un système de santé gratuit et un subside de l’État pour les produits de première nécessité, le combat pour une plus grande démocratie et plus de droits politiques est bel et bien là. Ces problèmes seront difficiles à résoudre et prendront peut-être du temps, mais, avec la volonté du peuple, ça avancera. Cette lutte deviendra cependant tout à fait impossible dans une Syrie occupée, comme c’est le cas aujourd’hui en Libye, en Irak, en Afghanistan…
Mario Franssen. Les Syriens ne sont pas des imbéciles, ils savent ce qui se passe chez leurs voisins irakiens — il y a d’ailleurs plus d’un million de réfugiés irakiens en Syrie —, ils savent très bien ce qu’ils ont à perdre.
Les aspirations démocratiques et économiques de la population ne se traduisent donc pas nécessairement par un soutien à la rébellion ?
Nabil Boukili. Les Syriens ont la conviction qu’ils sont tout à fait capables d’améliorer leur situation interne de manière indépendante et souveraine. Cela a été le point de rupture entre la population et l’opposition armée, qui perd de plus en plus de crédibilité suite à son financement par des pays comme le Qatar ou l’Arabie saoudite, où la démocratie représente la dernière des préoccupations. Mais le caractère même de l’opposition, qui s’affiche sous des couleurs religieuses radicales renforcées par des mercenaires venant de pays comme la Libye, l’Afghanistan, le Liban ou encore l’Irak, diminue également sa crédibilité. Ce radicalisme religieux représente un réel danger aux yeux des Syriens, qui ont toujours vécu dans un pays laïc, dans lequel différentes religions et ethnies ont toujours cohabité.
Mario Franssen. C’est également ce que nous ont dit les hauts dignitaires du clergé, le mufti et le patriarche. Les minorités religieuses représentent un quart de la population. Elles sont toutes acceptées et même respectées, il n’est nullement question de discrimination. Et ils veulent que cela reste ainsi.
Et comment évaluez-vous le soutien au gouvernement ? Avez-vous vu des manifestations en faveur d’Assad ?
Mario Franssen. Non, ça pas. Ce qui veut dire qu’ils n’en ont pas organisé spécialement pour nous. (Rires)
Nabil Boukili. Le soutien direct pour le régime, je ne pense pas qu’il soit si important. Les gens ne le voient pas comme ça. Il y a beaucoup de mécontentement. Même le secrétaire général de l’Union des étudiants m’a parlé de la corruption, du besoin de plus de droits démocratiques, de la situation économique difficile. Le pouvoir d’achat a baissé, les prix ont doublé, les gens ont du mal à finir le mois. Ce sont des conséquences des politiques économiques néolibérales, telles qu’on les connaît aussi dans d’autres pays arabes et européens. Un jeune m’a dit qu’on va d’abord s’occuper de l’intervention impérialiste et, une fois que ça sera réglé, on va s’attaquer aux problèmes internes.
Qu’avez-vous appris en Syrie sur les perspectives de solution au conflit ?
Mario Franssen. Nous avons été reçus par le vice-ministre des Affaires étrangères, Faisal al-Mikdad. Il nous a dit que son gouvernement avait accepté le plan du médiateur de l’ONU, Kofi Annan, et qu’il l’appliquait, mais qu’il ne permettra jamais qu’un retrait des troupes gouvernementales libère la voie pour les rebelles armés. En fait, personne ne croit beaucoup dans le plan de Kofi Annan, précisément parce que personne ne croit que l’Occident a l’intention de mettre un terme à son ingérence.
Aujourd’hui, les gens envisagent deux dynamiques : celle d’un dialogue national — auquel l’opposition armée refuse pour l’instant de prendre part — et celle des élections, le 7 mai1.
Nabil Boukili. La question des élections vit vraiment au sein de la population. Ça peut nous étonner, mais elles ne tournent pas autour de la figure du président Bachar el-Assad — pourtant omniprésent —, mais plutôt autour des questions quotidiennes des gens : leur salaire, le logement, le niveau de vie. À côté des partis qui sont dans le front politique autour du parti Baath au gouvernement, il y a 8 ou 9 nouveaux partis politiques qui participent, ainsi que des candidats indépendants, avec des attitudes assez divergentes vis-à-vis du gouvernement et de ses réformes.
1. L’interview a été réalisée avant les élections du lundi
7 mai.
Un regard depuis le Sud
Lors de la mission de WPC et WFDY, il y avait également des participants venus d’Afrique du Sud, d’Inde, du Venezuela, de Cuba, du Brésil…
Ont-ils un autre regard sur le conflit en Syrie ?
Mario Franssen. Ce qui a surpris, c’est que les représentants de Cuba et du Venezuela sont vraiment venus à Damas avec un message de solidarité de leur peuple, de leur pays et de leur gouvernement. Une attitude assez différente de celle de notre ministre des Affaires étrangères, Didier Reynders, qui plaide pour des « corridors humanitaires » avec une « protection militaire » — pour une intervention militaire, donc. C’était également passionnant de discuter sur la place du rôle des pays du BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud). Le veto de la Russie et de la Chine au Conseil de sécurité de l’ONU, contre toute intervention militaire, est certainement un signe que les rapports de force ont changé. Le participant indien a raconté que son gouvernement, lui aussi, est passé de la position consistant à suivre entièrement l’Occident à une attitude bien plus critique. En Occident, on fait toujours comme si les pays de l’Otan constituaient à eux seuls la communauté internationale, mais celle-ci est nettement plus large. Et c’est ce que nous voulons mettre en évidence le 20 mai, durant le sommet de l’Otan de Chicago, par une action spectaculaire d’intal (voir ci-dessous).
Nabil Boukili. Les amis du Sud nous ont aussi fait remarquer que les pays qui s’opposent à l’intervention étrangère en Syrie n’ont jamais été des pays colonisateurs, et que ceux qui sont pour une intervention l’ont souvent été. Autre différence : les pays qui sont contre une intervention ont le soutien de leurs peuples, tandis que les pays qui prônent l’ingérence ne l’ont pas — ou ne l’obtiennent que par un matraquage médiatique.