Publié le : 23 mai 2012
Source : michelcollon.info
En l’espace des quelques mois qui ont suivi sa sécession et son indépendance, le Soudan du Sud s’est mis au bord d’une autre guerre destructrice avec son voisin du Nord. Les signes d’une guerre imminente étaient déjà présents avant la sécession et ils ont depuis continué à se faire sentir. Des affrontements ont éclaté au Kordofan du Sud, où se trouve Heglig, en juin 2011 juste avant la proclamation d’indépendance du Sud, et certains analystes pensent que l’échec du Sud lors de ces heurts l’a conduit à son imprudence actuelle.
Le gouvernement de la capitale sud-soudanaise Djouba a adopté cette mesure agressive alors que des négociations menées par l’Union Africaine à Addis-Abeba étaient encore en cours et sans tenir compte du pacte de non-agression, signé seulement deux mois auparavant entre le Sud et le Nord, dans lequel ils se mettaient d’accord pour « continuer le dialogue sur des questions encore à résoudre entre les deux parties ».
La décision récente d’occuper Heglig est-elle une preuve que Djouba n’avait jamais eu l’intention de respecter ses engagements et que, même au moment où Kiir signait le traité, d’autres plans étaient envisagés ?
L’Accord global de paix de 2005 (dont le sigle est CPA [1] en anglais), également connu sous le nom d’Accord de Naivasha, n’était pas seulement sensé mettre une fin au conflit entre le gouvernement soudanais et l’Armée populaire de libération du Soudan (APLS), mais aussi aux tensions entre ce qui allait devenir deux états voisins en juillet 2011. Cependant, l’Armée populaire de libération du Soudan-Nord (APLS-Nord) est restée active et, incitée par Djouba, elle s’est alliée avec des mouvements rebelles au Darfour et au Kordofan du Sud pour former le Front révolutionnaire soudanais, dont le but déclaré est de renverser le régime de Khartoum.
Les implications de ces évènements semblent claires : premièrement, les dirigeants du Sud n’ont jamais voulu mettre en place l’accord de paix qu’ils avaient déclaré rechercher dans l’Accord de Naivasha ; deuxièmement, ils ont planifié de se saisir de plus qu’ils n’avaient obtenu dans l’accord ; et, troisièmement, ils ont toujours envisagé un plus grand objectif, celui de mettre à bas le régime de Khartoum, probablement pour le compte de parties intéressées par une fragmentation accrue du Soudan.
La manière dont la situation dans les deux Soudans a évolué dans les récents mois souligne des lacunes majeures dans le CPA, qui n’a pas posé des bases capables de faire véritablement cesser les tensions entre les deux côtés – peut-être parce que ce n’en était jamais réellement le but – et qui, au lieu de cela, a laissé sans réponse des problématiques de premier ordre comme des fusibles susceptibles de sauter à n’importe quel moment. Le but essentiel du CPA était sans doute clair, mais il restait très général ; il consistait en « la division du pouvoir et des richesses ».Toutefois, l’accord n’a pas spécifié comment il fallait y arriver et bien que le pouvoir a effectivement été réparti par la division du Soudan, la division des richesses n’a pas été établie, même si le Sud a obtenu les trois quarts des ressources pétrolières du Soudan, et la question des frontières reste en suspens.
En supervisant l’élaboration et la mise en place du CPA, les États-Unis ne visaient pas à mettre un terme au conflit et à ramener la paix au Soudan. A la place, leur objectif a été de diviser le Soudan avant de le fragmenter encore dans des morceaux toujours plus petits. Pour cette raison, après s’être assuré que la partition du pays se passerait comme prévu, les États-Unis ont placé de nombreuses mines qui pourraient être détonées au lendemain de cette partition.
Néanmoins, il reste vrai que le régime du président nord-soudanais Omar el-Béchir est en grande partie responsable dans ces évènements. Soucieux de peu de choses à part d’assurer sur propre survie, el-Béchir a agi d’une telle manière à récolter ce que Khartoum a obtenu de l’Accord de Naivasha : la perte du Sud, des trois quarts du pétrole du pays et de toute perspective de paix, avec des problèmes qui était censés se résoudre pacifiquement qui s’aggravent trop pour espérer une résolution pacifique.
Dans leurs dernières déclarations, les dirigeants du Soudan du Sud ont exprimé clairement qu’ils considèrent les régions riches en pétrole de Heglig et Abiyé comme leur possession. Il paraît également évident que, depuis un certain temps, ils poussent les rebelles au Darfour, et peut-être au Soudan de l’Est, à faire sécession à leur tour. La dernière mesure a été voulue pour imposer une asphyxie économique à Khartoum et pour l’affaiblir politiquement, sans doute pour renforcer la position du Soudan du Sud dans les négociations au sujet d’Abiyé. Il est peu probable que les choses s’arrêtent là.
Bien que l’opinion internationale ait condamné l’occupation de Heglig par Djouba et que des appels pour son retrait inconditionnel aient été lancés par les États-Unis, l’Union Européenne, l’Union Africaine et le Conseil de sécurité des Nations Unies, Djouba a énoncé une liste de conditions qui, selon elle, doivent être remplies avant qu’elle ne se retire de la région.
Lues à haute voix par Benjamin Barnaba, le ministre sud-soudanais de l’Information, ces requêtes sont le retrait de forces nord-soudanaises de Abiyé, la cessation immédiate de tout attaque terrestre ou aérienne et le déploiement d’observateurs internationaux le long des zones frontalières démilitarisées jusqu’à ce que la délimitation entre les deux pays ait été établie par un arbitrage international.
Sous un déluge de critiques internationales, le gouvernement du Soudan du Sud a ensuite mis un peu d’eau dans son vin, en disant qu’il se retirerait de Heglig si l’ONU déployait des forces de maintien de la paix dans la région jusqu’à ce qu’un règlement puisse être atteint entre les deux parties.
Le Soudan et l’ordre arabe
Les observateurs de la situation au Soudan craignent que l’évolution des évènements dans les deux pays moins d’un an après l’indépendance du Sud soit de mauvais augure non seulement pour le Soudan, mais aussi pour l’ordre arabe dans son entièreté.
Le CPA a fourni un mécanisme qui ouvrait la possibilité d’auto-détermination pour la population du Sud au terme d’une période de six ans ; le but de cette période intérimaire était d’accorder une chance à Khartoum pour rendre la préservation de l’unité du Soudan attrayante aux habitants du Sud. En grande partie à cause d’une série de gaffes politiques et militaires de la part du régime d’el-Béchir dans le Nord, ils n’ont pas été convaincus et cela s’est manifesté au referendum à la fin de la période intérimaire dans lequel la population du Sud a voté presque à l’unanimité pour la sécession, ce qui a mené à la création d’un État indépendant en juillet 2011.
Malheureusement, les arrangements sur les relations futures entre les deux Soudans se sont révélés bien limités face à l’importance de cet évènement et les frontières définitives entre les deux pays n’ont toujours pas été décidées ; les deux côtés continuent donc de se quereller à ce sujet.
Une telle situation génère évidemment des tensions et celles-ci demeurent le trait principal des relations entre les deux pays. Un mois seulement avant la dernière crise, les deux camps se sont affrontés dans les zones frontalières, où des forces du Sud ont envahi et occupé Heglig, qui appartient au Nord conformément à une décision de la Cour internationale de justice, les 26 et 27 mars.
Heglig est d’une importance stratégique vitale pour le Soudan du Nord. Selon certains rapports, la région produit 50 pour cent du pétrole qui reste en possession du Nord à la suite de la sécession du Sud, tandis que d’autres élèvent le chiffre jusqu’à 70 pour cent. Les dirigeants du Sud ont légitimé leurs actions sur la base de l’auto-défense ; ils prétendent avoir agi en réponse aux attaques du Nord, en repoussant les forces d’invasion et en les refoulant jusqu’à Heglig.
Cependant, la décision du Sud d’occuper la zone laisse penser que Djouba a adopté une politique d’escalade calculée, en soupçonnant que l’un des objectifs principaux des attaques nordistes est de s’emparer des champs de pétrole dans le Sud. Dans des déclarations qui ont suivi l’occupation, les dirigeants du Sud ont insisté qu’ils ne se retireraient pas de Heglig tant que la menace des forces du Nord n’aurait pas cessé. Ils ont ensuite mis en lien le retrait sudiste de cette zone au retrait nordiste d’Abiyé, que les forces du Nord ont contrôlé depuis mai de l’année dernière. De telles tactiques d’escalade ont atteint de nouveaux sommets quand le président sud-soudanais Kiir a menacé de faire entrer ses forces à Abiyé si les Nations Unies n’évacuaient pas les forces nordistes de cet endroit.
Les officiels à Khartoum ont au départ été choqués par l’occupation sudiste de Heglig. Les négociations à Addis-Abeba étaient alors en cours et elles avaient permis de résoudre presque 80 pour cent des problèmes en suspens entre les deux États, des sources du ministre nord-soudanais des Affaires étrangères nous renseignent. Selon le ministre de la Défense nord-soudanais, les actions du Sud démontrent qu’il a collaboré depuis quelques temps avec des mouvements rebelles dans le Nord dont l’ambition est d’accaparer le pouvoir à Khartoum. Le président el-Béchir a relayé ce point de vue, en accusant le Sud d’appuyer des insurgés dans les régions du Kordofan du Sud et du Nil Bleu dans le cadre d’une campagne pour asphyxier économiquement le Nord en étouffant la production de pétrole à Heglig.
Etant donné ces vues et son rejet des exigences de Djouba, il était inévitable que Khartoum cesserait les discussions en Éthiopie et reviendrait à l’option militaire avec l’intention déclarée de « récupérer Heglig immédiatement et par la force ». Néanmoins, dans les deux semaines qui ont suivi la crise, le Nord n’a pas réussi à recouvrer la zone par des moyens militaires. Après avoir déclaré que Heglig serait « purgée » dans un délai de 24 heures, des rapports provenant de Khartoum ont commencé à parler de « résistance farouche » de la part des forces du Sud.
Quelque que soit l’issue de cette confrontation, une telle évolution des évènements aurait du rappeler les deux côtés leur longue et amère expérience des hostilités et aurait du servir d’énième leçon que les solutions militaires à leurs problèmes sont contre‑productives. De telles « solutions » sont extrêmement coûteuses, en particulier pour des pays aux ressources limitées. Pour le Nord, l’action militaire contre le Sud a en outre de graves répercussions sur d’autres zones de trouble, notamment au Darfour et au Kordofan.
Khartoum devrait garder à l’esprit que si le Sud impose sa volonté par des moyens militaires avec succès, ou s’il parvient à empêcher le Nord d’atteindre ses objectifs de cette manière, cela encouragera les mouvements rebelles dans le Nord et mettre en danger l’intégrité territoriale du pays.
Le point où les relations entre les deux États se sont détériorées récemment indique aussi qu’ils sont encore incapables de trouver des solutions diplomatiques sans aide extérieure et qu’ils doivent faire recours à la médiation. Peut-être que des efforts internationaux, africains et égyptiens peuvent réussir là où ils ont échoué, surtout si l’on considère que ces dernières parties seraient aussi motivées par le spectre des retombées de la confrontation entre les deux Soudans sur les pays voisins arabes et africains.
Il y a eu dans l’ensemble de l’ordre arabe de nombreux cas similaires à celui qui afflige le Soudan. Bien que ceux-ci n’aient pas atteint le point de la sécession, ils présentent de nombreux traits communs. Les cas du Yémen, de l’Irak et de la Libye viennent immédiatement à l’esprit, ainsi que celui de la Somalie, qui semble avoir empiré au-delà de tout espoir, en grande partie peut-être parce qu’il attiré si peu l’attention du monde arabe.
Compte tenu de ce passé, il est important que les Arabes essaient de tirer des leçons du cas soudanais. La première leçon qu’ils devraient comprendre est que la sécession ne représente pas une solution : comme le cas du Soudan le démontre, dans des pays où l’on trouve des régions ou des groupes mécontents à cause d’une longue histoire de suspicions et, éventuellement, d’effusions de sang entre eux et les autorités centrales, la sécession n’est nulle garantie qu’une détérioration accrue des relations entre les deux côtés puisse être évitée. Plutôt qu’une sécession, la solution est de mettre en place des changements politiques exhaustifs de telle manière à ce que toutes les parties concernées soient capables de réclamer leur juste part de droits au sein du cadre existant de l’État.
C’était l’approche de John Garang, l’ancien chef de l’APLS. Il envisageait l’APLS comme un mouvement ouvert au Soudan entier qui embrassait toutes les forces d’opposition du pays, tant au Sud qu’au Nord, et les a unifié dans le but de modifier le système politique au Soudan dans son ensemble. Malheureusement, Garang n’a pas vécu assez longtemps pour amener sa vision à son accomplissement.
On ne peut qu’espérer que l’ordre arabe porte son attention à ce sujet, pas seulement pour le Soudan mais également pour d’autres cas similaires où la menace de sécession pourrait se profiler. L’intervention rapide est meilleure qu’attendre jusqu’à ce que la situation atteigne le bord de la sécession, ce que l’ordre arabe a fait à l’égard de la situation entre le Nord et le Sud du Soudan. Inversement, si l’ordre arabe choisit de rester indifférent aux évènements au Soudan et dans d’autres endroits ou de s’en occuper sans se séparer de ses petites habitudes, on ne devrait alors pas s’étonner si cet ordre, qui cherche à promouvoir l’unité entre ses États membres, voit l’unité de ces États s’effriter.
Un tel cauchemar de chaos et de désintégration est plus proche que beaucoup n’arrivent à l’imaginer. La Somalie se trouve en plein milieu d’un tel cauchemar, la Libye pourrait se trouver juste au coin de celui-ci et derrière elles se trouve une longue file de pays arabes qui pourraient seulement se trouver à quelques pas de là.
Galal Nassar
[1] Comprehensive Peace Agreement