Publié par : 08 octobre 2012
Source : michelcollon.info
Depuis le coup d’Etat de 1954 jusqu à la lutte contre le narcotraffic en passant par la mainmise des multinationales, Luis Solano brosse pour nous près de soixante ans d’ingérence US au Guatemala.
L’économie du Guatemala est actuellement et historiquement entièrement orientée vers la satisfaction du marché extérieur (mines, barrages, call center, agro exportation, tourisme, pétrole, maquilas…). Comment expliques tu cela ?..
Depuis le gouvernement d’Álvaro Arzú, (1996-1999), on a assisté à un tournant dans les investissements privés nationaux et étrangers au profit des secteurs économiques liés aux industries extractives, à la production d’électricité, à l’agro-export et aux services. Ce tournant a eu lieu après la signature des Accords de Paix de 1996, accords qui ouvrent une porte à la stabilité politique pour les investisseurs. C’est une des principales explications à la question de savoir pourquoi il était si important d’en finir avec la guerre de contre-insurrection.
Le tournant pris par l’économie en direction de ces secteurs s’explique par les prix élevés, sur les marchés internationaux, des minerais stratégiques qui intéressent l’économie de certains pays devenus aujourd’hui des puissances économiques au plan international, comme la Chine et l’Inde. D’autre part, en ce qui concerne la grande majorité de ces projets, même si les investissements nécessaires au départ sont très importants, leur amortissement est rapidement atteint, entre le court et le moyen terme. Les coûts de production sont relativement bas puisque les ressources naturelles sont gratuites ou bien faiblement taxées ; la main d’œuvre est bon marché, principalement lors des premières phases de l’investissement. Cela offre aux investisseurs des cycles d’accumulation intensifs et rapides.
C’était important pour une économie comme celle du Guatemala qui sortait d’une économie de guerre avec baisse du taux de croissance et des investissements privés et en même temps cela ouvrait les portes aux élites patronales détentrices de la puissance économique pour réaliser de gros investissements, car elles étaient désormais débarrassées de la menace de la guerre et avaient le soutien des gouvernements en place, tout acquis aux intérêts de la classe possédante, comme l’ont été les gouvernements d’Arzú, de Berger (2004-2007) et de Pérez Molina (2012-2015), sans oublier le gouvernement d’Álvaro Colom (2008-2011) lequel, même s’il n’a pas bénéficié aussi largement que les autres de l’appui patronal, a soutenu ouvertement ce genre d’investissements.
Même si on le sait peu, le coup d’état de 1954 de la CIA contre le gouvernement progressiste de Jacobo Arbenz est la première intervention directe des Etats Unis contre un gouvernement en Amérique latine. Comment et pourquoi cela s’est il déroulé ?
C’était après la Seconde Guerre Mondiale ; les États-Unis n’étaient pas prêts d’accepter des gouvernements de type nationaliste et encore moins si ceux-ci avaient une orientation communiste ou entretenaient des relations avec les pays communistes. En même temps, les grands propriétaires, ultra réactionnaires, producteurs de café, et les industriels conservateurs poussaient dans la même direction ; ils voulaient le renversement d’un gouvernement assimilé à l’ennemi et qui s’identifiait à la réforme agraire de 1952. Leurs intérêts et ceux de la multinationale United Fruit Co les poussèrent, de concert, à orienter la structure du gouvernement en fonction des intérêts de la bourgeoisie industrielle et commerçante en alliance avec l’oligarchie des grands propriétaires fonciers.
Après 1954, nous assistons à l’instauration d’une structure de pouvoir parallèle créée sur le modèle de gouvernement existant aux États-Unis qui, en plus de mettre en place des institutions au service des intérêts des patrons, ouvre aussi la porte aux multinationales nord-américaines associées ou alliées de la bourgeoisie du Guatemala. Dès lors, on voit surgir un intérêt nouveau pour l’industrie extractive basée sur des investissements pétroliers et miniers sous contrôle des États-Unis. Au fond, un des objectifs de l’intervention des États-Unis était l’exploitation des richesses naturelles du pays : pétrole, minerais et ressources forestières, à quoi il faut ajouter l’exportation de viande de boucherie, le tout répondant à la demande de l’économie nord-américaine d’après-guerre.
Pourquoi l’Amérique centrale et particulièrement le Guatemala sont des zones géographiques stratégiques pour les Etats Unis ?
Je crois que les raisons évoluent en fonction des conjonctures régionales et aussi dans le temps ; alors on peut parler de zone géographique stratégique. Aujourd’hui, la hausse du trafic de drogue et d’êtres humains fait que l’Amérique Centrale est une région d’une grande importance sur le plan politique pour les États-Unis. Compte tenu de la grande dépendance des économies d’Amérique Centrale vis-à-vis des États-Unis, ces derniers sont essentiels pour la survie de ces économies-là et cela est vrai même si pour les États-Unis, les économies d’Amérique Centrale ne représentent qu’un infime pourcentage de leur commerce et de leurs investissements internationaux.
L’Amérique Centrale, comme le Guatemala, continue de jouer un rôle majeur dans ce commerce illicite qui pèse du plus grand poids dans le monde : le commerce de la drogue, surtout par rapport aux États-Unis. La faible distance qui sépare cette région du plus gros marché consommateur de drogues au monde fait du Guatemala un pays très important dans les stratégies de guerre contre la drogue voulues par les États-Unis. La corruption de la police et de l’armée du Guatemala et les liens étroits de celles-ci avec les narcotrafiquants mettent le Guatemala dans la ligne de mire des États-Unis.
Mais les États-Unis sont également intéressés par cette région d’Amérique Centrale parce que c’est le lieu de passage de milliers de migrants sud-américains et internationaux et c’est un trafic dont le chiffre d’affaires se compte en millions de dollars et qui a entrainé la création de chainons du crime organisé dirigés par des groupes de pouvoir liés au narcotrafic, au trafic des armes, aux séquestrations, aux extorsions, au trafic d’êtres humains, au vol de véhicules et à la prostitution. Tout cela fait partie d’un cercle vicieux qui génère une migration vers les États-Unis dans une spirale incontrôlable que les États-Unis sont incapables de stopper. Par conséquent, les États-Unis ont cherché, au moyen d’un Accord de Libre Commerce et en usant de leurs influences dans le Projet Meso-Amérique (Plan Puebla Panamá) de contrecarrer toute cette violence et ce crime organisé avec des investissements et en misant sur le commerce ce qui aurait dû, en retour, développer encore plus les investissements et les emplois, mais rien de tout cela n’est arrivé jamais. Les causes structurelles qui génèrent toute la pauvreté et le crime organisé sont toujours là, intactes, seize ans après la signature des Accords de Paix.
Comment cet intérêt pour le Guatemala a été particulièrement visible pendant les années 60 dans le contexte de la Doctrine de Sécurité Nationale des Etats Unis et de la montée des mouvements populaires et des guérillas ?
C’est précisément la domination exercée par les États-Unis dans l’économie et la politique du Guatemala qui pousse les secteurs les plus progressistes et nationalistes, liés aux mouvements de gauche du Guatemala, à lutter contre la présence et la mainmise des États-Unis en menant une guerre de guérilla et en organisant des mouvements de masse. Les gouvernements démocratiques de 1944-1954 avaient ouvert de larges espaces d’expression politique pour tous ces secteurs bâillonnés par les dictatures antérieures ; ils ont été la pépinière des mouvements contestataires qui ont suivi la contre-révolution de 1954 et qui se sont développés au cours des décennies suivantes.
Ces mouvements ont également cherché à transformer les structures économiques mises en place par l’oligarchie des grands propriétaires fonciers et la bourgeoisie du Guatemala qui comptaient sur le large soutien des États-Unis. L’influence des États-Unis est devenue patente surtout à travers leur soutien officiel, sous forme d’aide militaire, aux Forces Armées du Guatemala, spécialement en ce qui concerne la formation et l’entraînement au combat de contre-insurrection. En même temps, les États-Unis ont voulu faire du Guatemala une « vitrine anticommuniste » aux yeux du monde, avec l’idée d’en faire l’exemple mondial à suivre. Des millions de dollars US ont été investis et ont transité par les plus grosses banques nord-américaines, les institutions financières interaméricaines ou internationales, mais la « vitrine », jamais, n’est apparue en tant que telle. Toutes les tentatives ont été un échec.
Le Guatemala a été marqué par des gouvernements militaires particulièrement répressifs (1954 – 1985). Quelle a été la relation entre les Etats Unis et l’institution militaire pendant cette période ?
Depuis 1954 et jusqu’en 1977, les États-Unis ont ouvertement soutenu le gouvernement du Guatemala en participant à la mise en marche de la guerre contre-insurrectionnelle et à la formation des officiers supérieurs de l’Armée. Depuis 1977, l’aide militaire a été suspendue et cela jusqu’à aujourd’hui pour cause de violations des Droits de l’Homme et de guerre contre-insurrectionnelle. Depuis 1977, les États-Unis et les forces réactionnaires nord-américaines ont cherché d’autres canaux pour apporter leur soutien à la guerre contre-insurrectionnelle. La présence et l’influence d’Israël, de l’Argentine, de Taïwan, et de l’Afrique du Sud ont eu une importance vitale, sans oublier d’autres mécanismes secrets de « guerre sale », entre autres des mercenaires étatsuniens. Par la suite, ce que nous avons vu ce sont les plans militaires d’« action civique » que l’armée des États-Unis met en place dans les zones de forêt tropicale et les régions pauvres du Guatemala.
Si les militaires sont des alliés historiques des Etats Unis, les véritables alliés sont l’oligarchie économique. Pourquoi cette alliance et comment se traduit elle, particulièrement depuis les Accords de paix de 1996 ?
Parce que les États-Unis ne peuvent pas se permettre de perdre la Guatemala à cause de l’importance de ce pays pour toute l’Amérique Centrale, non seulement à cause de ce qu’il a représenté historiquement dans la politique et l’économie de la région, mais parce que le Guatemala est toujours un bastion du commerce intrarégional qui génère une relative stabilité dans le reste de l’Amérique Centrale. En outre, dans les processus d’intégration, d’investissements et de décisions politiques, le Guatemala joue un rôle central. Après les Accords de Paix, ils ont essayé de priver l’Armée du Guatemala du contrôle qu’elle exerçait sur le pouvoir politique pendant la guerre. Et même si l’Armée reste un acteur important, en période de paix, ils cherchent à lui faire jouer un rôle qui la prive de ce contrôle pour éviter que ce soit elle qui dirige l’État du Guatemala. Ce contrôle, normalement, aurait dû revenir aux partis politiques dirigés par la bourgeoisie et les élites économiques, mais cela ne s’est pas fait. Avec l’actuel gouvernement de Pérez Molina, il semblerait qu’on soit en train de mettre en place une structure militaire qui se prépare à contrôler le pouvoir politique. D’où l’importance des dissensions qui apparaissent entre l’oligarchie économique et le gouvernement militaire et qui s’ajoutent aux pressions exercées par les États-Unis pour que le gouvernement militaire agisse plus efficacement à l’encontre des narcotrafiquants. Car il est de notoriété publique que le narcotrafic est entre les mains des membres du haut commandement militaire. Pour le moment, il y a un appui au gouvernement militaire de la part d’un secteur économique, mais cela ne permet pas de dire qu’il y a une alliance tacite entre le gouvernement militaire, l’armée et la bourgeoisie y compris, et que cette alliance jouit de soutien total des États-Unis.
On parle des Etats Unis, mais les autres pays impérialistes continuent de fragiliser l’état de droit en favorisant l’impunité de leurs multinationales (Canada, Espagne, France) … alors que d’un autre côté, elles financent des institutions comme la Commission contre le Crime organisé au Guatemala (CICIG). Comment analyses tu cette situation ? Comment se traduit ce soutien diplomatique aux intérêts privés ?
S’impliquer dans la CICIG signifie aussi faire en sorte que les investissements et les intérêts de ces pays ne soient pas victimes du crime organisé qui est l’objet des investigations et des poursuites de la CICIG. La CICIG n’a pas pour finalité d’enquêter sur l’impunité et les dommages causés par les investissements en provenance de ces pays parce qu’ils ne sont pas considérés comme relevant du crime organisé en tant que tel. Les ambassades de ces pays qui servent les intérêts de leurs gouvernements de plus en plus à droite soutiennent pleinement leurs investisseurs au Guatemala et protègent leurs investissements. Le Canada et la France en sont un bon exemple. Au moins en ce qui concerne le Canada, son ambassade a rendu public son soutien à ces investissements réalisés au Guatemala.
Grégory Lassalle
Propos recueillis par Gregory Lassalle pour Investig’Action (Traduit de l’espagnol par Manuel Colinas)